L’autre para d’un revers de sa lourde épée, riposta. De taille presque égale, ils s’affrontèrent. Autour d’eux les combats avaient cessé, et les survivants des deux camps regardaient leurs chefs se battre.
Tout d’abord, Nétal eut le dessus. Son épée, quoique massive, arme de taille plus que d’estoc, était plus maniable que la hache d’Akki, et surtout il possédait la confiance de l’homme qui voit la victoire remplacer la défaite, alors que le coordinateur n’était qu’une éruption de rage. Bientôt ce dernier saigna de quatre ou cinq coupures, coups parés au dernier moment. Mais, petit à petit, il se ressaisit, et sa force, encore supérieure à celle du géant bérandien, rendit le combat plus égal. Le calme revenu en lui, il se remémorait les coups que lui avaient appris ses instructeurs à l’école des coordinateurs, et surtout les leçons reçues de Kéloï, le plus formidable escrimeur à la hache de pierre que la planète Dzei eût produit, son frère de sang, là-bas, dans une autre galaxie. Les jointures des doigts saignantes d’un coup d’épée qui les avait entamées, il lança une attaque oblique, plongeante, qui porta. Le fer glissa sur l’armure, mordit l’épaule gauche du Bérandien. Puis, pendant quelques secondes, ils furent en corps à corps, le manche de la hache bloquant l’épée, et, à quelques centimètres de ses yeux, Akki voyait la face de Nétal, les veines du cou et du front gonflées, un sauvage rictus relevant les lèvres.
« Tu n’auras pas Anne, souffla le Bérandien entre ses dents. J’en ferai mon esclave !
— Crève, chien ! » Répliqua le coordinateur.
L’autre lui cracha au visage. Akki ne cilla pas, le truc était vieux comme les mondes. Il dégagea d’un effort terrible, et lança un coup remontant. Nétal para, riposta, et son épée s’enfonça dans le bras droit d’Akki. Avec un cri de triomphe, il arracha l’arme, voulut redoubler. Déjà la hache avait changé de main, tournoyait. Elle retomba droit, crevant le casque, et le Bérandien croula, le crâne fracassé.
« Imbécile, cria le coordinateur. Je suis ambidextre ! »
Un silence de mort régna quelques secondes, puis les hommes de Nétal se précipitèrent vers lui, armes levées. Akki s’adossait à un bloc pour son dernier combat, quand les hurlements délirants des Vasks qui regardaient le ciel lui firent lever les yeux. Une grande ombre s’avançait sur le défilé ; à cent mètres de haut, l’Ulna glissait sans bruit, et, de ses flancs ouverts, jaillissait un flot pressé d’hommes, portés par des champs antigravitiques.
Chapitre IV
La loi d’acier
La masse énorme de l’Ulna reposait sur le lac. Sur la rive, une immense tente avait été dressée : c’était l’hôpital où, indifféremment, brinns, Vasks ou Bérandiens blessés étaient soignés. Plus petite, une autre abritait le Conseil.
Dix jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée imprévue de l’astronef. À force de lancer des appels désespérés à l’aide d’un appareil bricolé à partir des communicateurs, Hassil avait réussi à l’atteindre, et Elkhan, le commandant, avait lancé l’Ulna à toute vitesse et il était arrivé juste à temps.
Assis à sa table, Akki consultait des rapports. À peine débarqués, les spécialistes s’étaient mis au travail, sous la direction de Hassil qu’un séjour de quelques heures dans le biorégénérateur avait complètement guéri.
La porte s’ouvrit, le hiss entra.
« Alors ? interrogea Akki.
— Alors, c’est bien ce que je pensais. De toutes les situations biscornues que nous avons eu à régler, celle-ci est bien la pire ! »
L’homme appuya pensivement sa tête sur sa main.
« Tu as raison. Il ne sera pas facile de rendre une décision, cette fois.
— Les Bérandiens doivent partir !
— Je sais. Ne crois pas que je me laisse influencer par mon amour pour Anne. Mais entre les autres… Enfin, tu as ton rapport prêt ?
— Le voici, et voici celui de Brintensieorépan, le cosmanthropologue h’rben.
— Quand rendons-nous la décision ?
— Pourquoi pas demain ? À quoi bon attendre ? Tout est clair, maintenant. Sauf le point que tu sais.
— Qu’en penses-tu ?
— Laissons d’abord parler les défenseurs. Qui sont-ils ?
— Tehel pour les brinns, Otso pour les Vasks, et Anne pour les Bérandiens.
— Pauvre Akki. La Loi est stupide. On devrait envoyer des coordinateurs aussi différents que possible des peuples qu’ils auront à juger…
— Non, Hassil, elle est sage. Autrement, les décisions seraient des monstres de froide raison, et, au nom de la justice, la pire injustice !
— Soit. Je te laisse les rapports. J’ai encore du travail à faire, je ne voudrais pas revenir sur Ella sans en savoir davantage sur ces prébrinns. »
Resté seul, Akki se plongea dans la lecture du mémoire de Hassil. Un bruit léger lui fit lever la tête.
« Bonjour, Anne. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous me fuyez ? »
Elle eut un sourire mélancolique.
« Non, mais je ne voudrais pas qu’on puisse dire que j’ai cherché à vous influencer. Quand ce jugement sera-t-il rendu ?
— Demain. Je ne peux vous laisser d’espoir, malheureusement. Bien qu’un fait nouveau et imprévu se soit produit, dont je ne puis rien vous dire, votre peuple, dans l’ensemble, a été trop malfaisant. Oh ! Je sais, ce n’est pas entièrement sa faute. Mais, sur une terre qui vient d’être ravagée par une guerre déclenchée par lui, et devant le spectacle que nous avons trouvé dans le village de l’embouchure de l’Elor…
— C’était l’œuvre de la troupe spéciale de Nétal, Akki, vous le savez bien ! Mais je crois qu’il est bien inutile que je plaide, demain.
— Non, l’avenir de votre peuple peut en dépendre.
— Vous connaissez mes arguments par cœur. Et je croyais que la décision ne dépendait que de Hassil et de vous… J’espérais que vous ne nous seriez pas trop défavorables.
— En ce qui concerne cette planète, oui. Mais il peut ensuite arriver bien des choses différentes aux Bérandiens, et dans cet ordre d’idée, l’état-major de l’Ulna, composé de spécialistes, a son mot à dire. Vous pouvez être placés en quarantaine pour des siècles, ou au contraire aidés. Le choix de la planète…
— Le choix de notre camp de déportation !
— Je comprends votre amertume, Anne. Vous n’êtes pas responsable, malgré quelques rêves guerriers de jeunesse ! Mais, à part votre parrain, Boucherand et quelques autres… Au fait, comment vont-ils tous deux ?
— Hugues est presque guéri. Parrain passe ses journées avec vos astronomes, et a déjà réussi à se faire porter deux fois sur Loona. L’emmènerez-vous sur vos mondes ? Il a lutté de son mieux contre la guerre.
— S’il le veut, bien entendu. Mais il préférera, rester avec vous, sans doute, tout au moins au début. Nous pourrons l’aider à monter un observatoire !
— Il vous en sera reconnaissant. Eh bien, au revoir. Je vous verrai demain, lors du jugement.
— Anne ! J’ai tant de choses à vous dire !
— Non. C’est mieux ainsi. À demain ! »
Longtemps, le coordinateur resta pensif, le rapport sous les yeux, sans le lire. Dehors, le crépuscule tombait. L’air retentissait du bruit des outils des astronautes occupés à monter l’amphithéâtre. Finalement, il haussa les épaules et reprit sa lecture.
Selon le rituel, l’équipage de l’Ulna, en uniforme noir, armes à la main, montait la garde autour du tribunal. À l’intérieur, comme le voulait l’usage, les quatre-vingt-dix témoins, trente par peuple, étaient assis sur des bancs. Sur l’estrade, Elkhan présidait. En dessous de lui se plaçaient les experts, puis, un peu à part, les trois défenseurs. À droite et à gauche d’Elkhan siégeaient les coordinateurs.