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Mais il y avait une seconde chose que l’on oublie trop souvent : c’est que les colonisés d’alors avaient été eux-même des colonisateurs qui s’étaient emparés, par la force souvent, des terres, des « mondes », d’autres populations. Et ces colonisations, ces conquêtes, sont parfois relativement récentes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il y a 10 siècles, il n’y avait pas de « vietnamiens » dans l’actuel Viêt-Nam (qui en 1936 était formé du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine). Et jusqu’au 15ème siècle il n’y en avait pas dans ce qui fut un moment le Sud-Viet Nam où existait alors le royaume du Champa, de population malaisienne de langue, qui fut définitivement conquis par les « vietnamiens », venus du sud de la Chine, au 18ème siècle. Les Cham (habitants du Champa) furent tués ou s’exilèrent, principalement au Cambodge. Mais les Cham eux-même avaient probablement chassé ou détruit d’autres populations pour s’emparer des riches régions côtières et du delta du Mékong… Et de toute façon, c’est encore plus compliqué que çà…

Habitant chez sa sœur et son beau-frère (qui était alors administrateur civil en Cochinchine), voilà ce dont François Bordes entendait parler quotidiennement quand il avait 16 ans, et ce qu’il a alors en partie vu. Il a vu aussi le mépris réciproque entre les différentes ethnies, mépris des vietnamiens envers les chinois de Cholon, et des chinois envers les vietnamiens, des vietnamiens envers la minorité khmer de Cochinchine, et des khmers envers les vietnamiens, de presque tout le monde envers les minorités des montagnes (les « moï » comme ils étaient alors appelés), des français envers les « indigènes » et des « indigènes » envers les français. Et j’ajouterai : etc.

Enfin, s’il en est besoin, le cadre de « Ce monde est nôtre », là où se trouvent les trois populations des Bérandiens, de Brins et des Vasks, est une péninsule orientée Nord-Sud, où dans les basses-terres dominent les forêts denses et les marais… et où il y a une rivière qui s’appelle la rivière Claire…

En 1978, Francis Carsac écrivait à un de ses correspondants : « … En réalité, comme je l’ai dit, le squelette de ce roman était déjà debout avant que la guerre d’Algérie ne commence, et j’avais en tête la guerre du Vietnam (première phase). Je ne connais pas l’Algérie, mais je connais le Vietnam, le Cambodge et le Laos, pays que j’aime beaucoup, et que j’ai vu avec tristesse déchirés par des guerres inutiles. De même la « brousse » dont je parle dans divers livres n’est point la brousse africaine, que j’ignore, mais celle de l’Indochine, assez différente. Je sais que les français n’ont pas la « tête asiatique » et sont plutôt tournés vers l’Afrique, c’est sans doute ce qui explique ce point de vue (que « Ce Monde est nôtre » a été inspiré par l’Algérie. G.B.). Pour moi, l’Asie m’attire davantage. »

Mais est-ce dire que « Ce monde est nôtre » a été uniquement inspiré par la situation indochinoise ?

III. La guerre des Boer

L’Indochine de 1936 a fournit à François Bordes une expérience directe, vécue, de la réalité de la colonisation et l’a inspiré quant au cadre géographique. Mais si on y regarde bien, le schéma de base de « Ce monde est nôtre » n’est pas vraiment celui de la guerre d’Indochine{Pas plus, d’ailleurs, que ne l’est celui de la guerre d’Algérie.}.

Résumons ce schéma. Sur la planète Nérat se trouvent trois populations :

— les Brins, des « indigènes » qui en définitive n’en sont pas ;

— les Vasks, des colons issus d’un petit groupe initial, ayant un mode de vie agro-pastoral et une idéologie « primitiviste » qui fonde une civilisation traditionnaliste ;

— les Bérandiens, colons venus plus nombreux, ayant une civilisation de la ville et des visées expansionnistes, qui déclenchent une guerre en vue de se rendre maître de la planète ;

— et enfin, pour mémoire, les « vrais indigènes » qui ont disparu.

Or à la fin du 19ème siècle on trouvait en Afrique du Sud :

— Les Bantous (Xhosas, Zoulous, Sothos, Swazis), « indigènes » qui ne le sont pas vraiment car il s’agit de populations venues de l’Afrique centrale et qui sont descendues vers le sud au cours d’une migration qui a duré des siècles. C’est vers le 17ème siècle que cette migration a commencé à franchir le fleuve Limpopo, qui marque la limite nord de l’actuelle Afrique du Sud.

— Les Boers, descendant des premiers colons hollandais, et d’un certain nombre de protestants français qui s’étaient exilés à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes. La colonisation hollandaise a commencé au milieu du 17ème siècle, et à la fin du 18ème siècle la colonie s’étend au nord jusqu’au fleuve Orange. Dans les années 1820-1830, pour se soustraire à la domination anglaise et pour conserver leur identité culturelle et leur mode de vie traditionnel, les Boers émigrent massivement vers le nord en dépassant les limites de la colonie et fondent deux républiques Boers, l’État libre d’Orange et la République Sud-Africaine (qui correspond au Transvaal). Cette migration dans de lourds charriots tirés par des bœuf, où les familles avaient embarqué tous leurs biens, est connue comme « le Grand Trek », et est mythique chez les Boers.

— Les Anglais, qui avaient pris le contrôle politique de la colonie hollandaise du Cap à la fin du 18ème siècle (officiellement en 1814, par la Convention de Londres). À partir de 1820, ils pratiquent une politique d’immigration massive à partir de la Grande-Bretagne, ce qui sera une des causes du Grand Trek des Boers, qu’ils remplacent comme colons dans la colonie du Cap.

— Pour mémoire, les « vrais indigènes » d’Afrique du Sud (Hotentots, Boshiman, « côtiers »,…) qui se sont trouvé submergés…

À cela, il faut ajouter les indiens, venus comme « travailleurs immigrés » au 19ème siècle pour fournir de la main d’œuvre aux plantations de canne à sucre, et les métis.

Le 19° siècle ne fut qu’une succession de guerres et de batailles entre les différents groupes humains : bantous entre eux (guerres tribales), boers contre bantous, anglais contre bantous (les « guerres cafres »), et anglais contre boers enfin, qui culminèrent en 1899-1901 avec la Guerre des Boers qui vit la victoire « définitive » des britanniques{Là encore, je simplifie abusivement l’Histoire.}. Et derrière ces combats se trouvait la question : « À qui appartient l’Afrique du Sud ? », question posée d’ailleurs en oubliant que l’Afrique du Sud pourrait appartenir à ses seuls « vrais indigènes », à savoir les Boschimans et les Hotentots.

Nérat peut donc être considéré comme une schématisation de la situation sud-africaine au siècle dernier : on y retrouve les « indigènes qui ne sont pas vraiment des indigènes » (les Brins-Bantous), des « colons mystiques et primitivistes » (les Vasks-Boers), des « colons expansionnistes et porteurs de la civilisation des villes » (les Bérandiens-Anglais).

Et la situation sud-africaine faisait partie de la culture de François Bordes. Jusqu’à ce que les frontières coloniales et les zones d’influences se stabilisent un peu avant la Première Guerre Mondiale, France et Angleterre avaient été les principaux rivaux en Afrique. Et si au moment de la Guerre des Boers la France était neutre, l’opinion publique française se rangeait massivement du côté des Boers. Il en résultat entr’autre que plusieurs romans d’aventure écrits entre la fin de cette guerre et 1930 eurent pour cadre l’Afrique du Sud, et que ces romans se trouvaient dans la bibliothèque de François Bordes quand il était adolescent. À cela, il faut ajouter que Ridder Haggard (King Solomon’s Mines, Allan Quatermain, She…) était un de ses auteurs favoris.