Au hasard de l’après-midi, il lia conversation avec des artisans, des soldats, des bourgeois. Il se faisait passer pour un capitaine marin venu de Saint-Paul, la plus lointaine ville de Bérandie. Quand la conversation glissait sur des sujets dangereux qui auraient pu le trahir, Boucherand, qui était censé être son second, intervenait, donnait le détail précis demandé. Et toutes les conversations qu’il eut cet après-midi le conduisirent à la même conclusion : les Bérandiens haïssaient les Vasks, et méprisaient les brinns.
Pour éviter autant que possible tout coup monté, il choisissait lui-même ses interlocuteurs. Mais il n’eut guère de lumière sur les sentiments que la population nourrissait à l’égard de ses dirigeants. Nul ne se souciait de se confier à un inconnu sur ce sujet. Cela ne le troubla pas, là n’était point pour lui le principal problème.
Le soleil déclina, le temps se fit frais ; on était au printemps dans cet hémisphère. Akki sortit de la ville pour accueillir Hassil. L’avion parut, très haut, piqua à toute vitesse, se posa. Ils repartirent immédiatement pour le château, et le hiss, sur les directives de Boucherand, posa son engin dans une cour intérieure dallée. Le capitaine les conduisit à leurs appartements, pièces barbarement somptueuses, où leur dîner les attendait. En partant, il leur dit :
« Si vous voulez sortir du château, les sentinelles ont reçu l’ordre de vous laisser passer. Cependant, à votre place, seigneur Hassil, je resterais ici. Dans l’obscurité, il serait facile de confondre votre silhouette avec celle d’un brinn. Bien entendu, je ferais pendre le coupable, mais cela ne vous rendrait pas la vie ! »
Ils se promenèrent sur les remparts, dans la douce lumière de Loona, la lune roussâtre de Nérat. Le chemin de ronde suivait les fortifications, passant au travers des tours, dallé de pierres soigneusement équarries, polies et creusées par les pieds des innombrables patrouilles qui les avaient foulées. Le château, Akki le tenait de Boucherand, avait été construit par le premier Duc et, malgré l’existence à ce moment-là d’un moteur atomique tiré d’un astronef, il avait coûté bien de la sueur et bien des larmes. Trois fois aussi, au tout début, il avait sauvé les Bérandiens lors de ruées brinns. Comme en toutes choses, le bilan du bon et du mauvais n’était pas facile à dresser.
Ils s’assirent sur un léger banc de bois, à l’abri d’un créneau. Les sentinelles s’appelaient de temps à autre, et leurs voix sonnaient claires dans la nuit, poursuivant autour des remparts leur ronde immatérielle. Les deux coordinateurs échangèrent leurs impressions. La langue maternelle de Kler contenait bien des racines françaises et anglaises, donc peut-être compréhensibles aux Bérandiens, bien que diluées au milieu de racines russes, chinoises et arboriennes. La conversation télépathique n’était sûre qu’à condition de fournir un effort d’attention soutenu. Par souci de sécurité, ils parlèrent en hiss.
« J’ai rejoint l’astrocroiseur sans difficulté, dit Hassil. Selon tes instructions, Vernières et sa famille vont être transportés sur Novaterra. Le ksill de liaison venait juste d’arriver, tout sera donc facile. Comme décidé, Elkhan passera demain très bas au-dessus du château, pour bien montrer notre force. Ensuite, selon les instructions, il explorera le système de cette étoile et des étoiles voisines. J’ai remis tes messages pour ta mère et ta sœur sur Ella. Quant à ton frère, seule la Grande Lumière sait où il est maintenant. Aucune nouvelle depuis notre départ. »
Kler frissonna. Son frère Ehran commandait une expédition, très loin, dans une galaxie mislik. Il aurait dû être de retour…
« Et la guerre ?
— Comme toujours. Nous avons rallumé quelques milliers d’étoiles, et en avons perdu quelques centaines. Grâce soient rendues à tes ancêtres, Akki. Sans eux, nous n’aurions jamais réussi à repousser les misliks.
— Et grâces soient rendues aux tiens, Hassil. Sans eux, nous n’aurions jamais su que les misliks existaient, avant qu’ils n’éteignent nos soleils !
— Vos soleils ?
— Eh oui, Hassil. Nos soleils. Tu sais bien que mon ascendance est mêlée. Partie sinzus, partie Terriens.
— Je le sais, et je l’oublie toujours. C’est tellement fantastique ! Vous êtes le seul cas connu, n’est-ce pas, de races de planètes différentes assez proches pour s’unir.
— Mais oui ! Anthropologie interstellaire, chapitre III, cours du vieux Terassan. Il est vrai que tu le séchais volontiers, convaincu, comme tous les hiss, qu’on ne peut rien vous apprendre sur la Ligue des Terres humaines !
— Après tout, nous l’avons fondée !
— Mais oui, mais oui ! Te rappelles-tu l’article 13 bis de notre code ?
— Bien entendu ! « Nul coordinateur ne doit jamais se prévaloir de son origine… » Il s’arrêta un moment, puis continua à mi-voix : « … dans toute discussion avec un collègue ou un membre quelconque de la Ligue. » Bon tu as encore gagné !
— J’ai gagné, en effet, mais pas « encore. » Je me laisse parfois emporter moi aussi par les préjugés de race, ou la fierté de mes origines. Et c’est une chose que nous n’avons pas le droit de faire, quand le sort d’un monde peut dépendre de nous. Laissons cela. Que penses-tu de la situation ?
— Je vais mettre ta patience de semi-terrien à rude épreuve. J’ai rarement vu un lot de gens plus barbares, plus dégradés, plus vaniteux et plus stupides dans leurs préjugés que les descendants de Terriens qui sont là dans cette cité.
— Il n’y a jamais eu qu’une seule race sur Ella, n’est-ce pas, Hassil ?
— Non, il y en avait trois. Toutes les trois vertes d’ailleurs, et peu différentes.
— Sur Terre, il y en avait, il y en a toujours, au moins trois, fort dissemblables. Sur Arbor, il y avait pis : deux espèces humaines. Maintenant, il n’y en a plus qu’une depuis longtemps, les Telms ayant été transportés sur Garia.
— Je vois où tu veux en venir. Tu veux dire que nous, hiss, n’ayant jamais eu de problèmes raciaux, sommes mal placés pour juger. Mais nous avons eu des problèmes raciaux, et même pire, dès le début de la Ligue ! Crois-tu que les hommes-insectes nous ressemblent ?
— Non, mais ils n’habitaient pas la même planète que vous, et cela compte. Je ne crois pas les Bérandiens foncièrement mauvais. Mais ils ont quitté la Terre à une époque encore relativement primitive, et un terrible accident, à l’arrivée, leur a fait faire naufrage sur cette planète. Ils sont presque retournés à la barbarie totale, en effet. Ils mènent encore une existence précaire, menacés, d’une part, par d’autres hommes, d’autre part, par les indigènes. La lutte pour la vie n’a jamais adouci personne, Hassil, et je ne crois pas qu’il ait jamais existé un hiss, qui fit grâce à un mislik !
— Ceux-là, c’est autre chose ! Ils ne sont pas faits de chair.
— Ils vivent et ils souffrent, eux aussi. Mon premier ancêtre sur Ella leur a parlé ! Pour en revenir aux Bérandiens, il nous est difficile de les juger encore. De quel côté sont les torts les plus grands ? Du leur, de celui des Vasks qui ne les ont point secourus, du côté des brinns ?