Drôle de propose de la part d'un homme semblant guère me tenir en sympathie.
— Très volontiers, réponds-je.
— En ce cas il vous attendra à dix-huit heures au vieux port de Puerto del Carmen.
— J'y serai. A ce soir, mon petit cœur.
Après avoir raccroché, je perplexite un bout. L'aimable invitation, faite au débotté, me dépourve.
Ce mec me tirait une gueule pas possible à midi et à quatre plombes me propose d'aller traquer le mérou (la peau de mérou pète, ne manquerait pas de placer A.-B.) !
Je reprends mon endormissement sous la garde de Salami, conscient de ce qu'une parfaite forme physique est primordiale pour l'homme d'action que je suis.
A l'heure dite, me voici sur le môle.
Le gars m'attend déjà, le jean retroussé jusqu'aux genoux, nu-pieds, avec une espèce de musette à l'épaule.
Il me sourit. Son accueil me laisse croire qu'il a abdiqué toute mauvaise pensée à mon endroit.
Bientôt nous prenons place dans une barcasse blanche, baptisée Dolores. Elle est équipée d'un moteur in-bord, lequel une fois lancé produit un bruit d'ancienne batteuse à blé.
Vaillamment, elle brise le flot peu agité à cet instant majestueux de la journée où la chaleur le cède à une suave indolence[9].
On tente de jacter, malgré les vociférations du deux-temps. Graham m'apprend qu'il est fou de la pêche et passe toujours ses vacances au bord d'une mer ou d'un océan.
Je lui demande ce qu'est son métier.
— Journaliste, me répond-il ; je travaille en free-lance pour différents magazines britanniques.
Je mets ensuite la converse sur « notre » gentille Asiatique. Il l'a connue dans un hôtel de la côte normande au cours d'un reportage.
On trace, laissant derrière nous le sillage triangulaire offrant une sensation de liberté absolue.
Le port s'estompe doucettement, la côte se fond dans la brume de l'éloignement. On dépasse des embarcations de pêche, d'autres de plaisance. Un navire glisse au loin, impassible.
— Nous allons au Maroc ? finis-je par questionner. Comme quoi il faut se méfier des idées reçues : j'ai toujours cru qu'on mouillait les filets à proximité des côtes…
— Nous y sommes presque, assure le pilote en réduisant la vitesse.
Malgré « l'heure tendre », le mahomet continue de cogner. J'éprouve avec volupté sa brûlure sur ma peau.
Mon barreur fait glisser sa petite sacoche de toile devant lui, y plonge la main.
— On va boire un coup ! décide-t-il.
Sa paluche ressort du sac. Mais au lieu de la boutanche annoncée, elle tient un riboustin de gros calibre.
Je souris, relaxe.
— Droit au cœur, mais épargnez le visage ! plaisanté-je.
Cette légèreté de ton le déconcerte.
Il me défrime avec la bienveillance du lion voyant calcer sa femelle par un tigre royal.
— Joli traquenard, poursuis-je. Vous vous demandez probablement pourquoi je n'ai pas peur ? Tout simplement, mon cher, parce que quelqu'un a retiré les balles de votre pétoire.
J'ai parlé avec une si totale tranquillité qu'il est mordu par le doute et commet la plus sotte imprudence de sa vie, ce bugnazet ! Retire le chargeur pour vérifier mes dires.
Il a à peine le temps de constater que son magasin est en réalité bourré de bastos jusqu'à la glotte. Le gars moi-même, avec ce sang-froid que m'envierait un serpent python, dégaine le pistolet obligeamment prêté par Béru : une récente invention de Mathias. L'objet est extra-plat et se loge dans une semelle spéciale, réfractaire à l'arceau de sécurité des aéroports.
Je flingue à la volée : tchloc ! tchloc !
Oh ! la frime du gonzier ! Stupeur et souffrance mêlées.
Sa dextre tenant le flingue a éclaté. On peut pas croire, un si menu joujou, les dégâts qu'il provoque. Mais la pogne est une misère en comparaison « du reste ». L'embarcation, livrée à elle-même, ne m'a pas permis d'ajuster mon second pruneau. Je visais l'épaule, c'est le cou qui a dérouillé, causant à l'emplacement de la pomme d'Adam un trou aussi béant que la chaglatte d'Eve.
Il pige son anéantissement. Une ultime lucidité lui fait regretter de n'être pas resté devant sa sangria !
— C'est toi qui as choisi, mon pote ! oraisonfunèbré-je. Quand on se fait tueur, on ne peut guère espérer canner de vieillesse au sein d'une famille éplorée.
Il s'abat en avant.
Je me signe discrètement, comme chaque fois que j'adresse un client au Seigneur.
Coup de périscope sur 360 degrés. R.A.S. La grande verte est déserte kif le Sahara pendant la Coupe du Monde de foot.
J'empare l'énorme pierre servant d'ancre et l'attache aux pinceaux du mort. M'active sans hâte, connaissant le prix de la maîtrise de soi.
Un effort ! Et le voilà par-dessus bord. Je le regarde s'enfoncer, sans émission de bulles, dans les abysses. Ne reste de lui, au fond de la barcasse, que la musette et le flingue.
Le sac contient un appareil photo, différents objectifs et des rouleaux de pelloche. Je virgule la pétoire au jus, puis, à l'aide du seau cabossé du barlu, je fais disparaître les traces de sang consécutives au drame. Après quoi : moteur !
Ça tourne !
Direction la côte…
14
San-Antonio is not con !
Au lieu de mettre le cap sur Puerto del Carmen, je me dirige vers Arrecife. A distance, je repère une crique déserte et abrupte.
Quand je n'en suis plus qu'à une cinquantaine de mètres, je place la barre perpendiculairement à la falaise et saute à l'eau.
Le temps d'exécuter quelques brasses, j'entends la barque s'écraser contre les rochers.
Ce bruit décuple ma vigueur.
Il est 20 heures 30 lorsque mon téléphone retentit. Je finissais juste de branler la petite Nouhr, afin de la soustraire au chagrin radinant à triples sanglots.
Ce qui me perdra, c'est ma compassion, toujours prête à s'exercer. Pour soulager l'humanité en détresse, tous les moyens sont bons.
Ainsi, cette adorable fille, ravagée par la disparition de son vieux, trouve un certain réconfort dans la jouissance physique. Pareille magnanimité du Très-Haut prouve que dans les pires moments Il continue de vigiler sur Ses créatures et de leur tendre la bouée de Son auréole.
L'appel mentionné émanait d'Anne-Marie. Sa voix se marquait d'inquiétude.
— Vous êtes rentré ? dit-elle. Figurez-vous que je suis sans nouvelles de Thomas ! Il y a longtemps que vous l'avez quitté ?
— Je ne suis pas allé en mer avec lui, mens-je. Cela dit, je l'ai prévenu qu'il ne m'attende pas.
— Pourquoi vous êtes-vous décommandé ?
— Pour une raison si sotte que j'ose à peine la révéler : je crains le mal de mer.
— Vous ! incrédulise-t-elle.
— Je sais, cela fait freluquet, mais nous avons tous nos petites faiblesses. Je peux traverser l'Atlantique à bord du « Queen Moncul », en revanche, une coquille de noix me remonte le foie dans la gorge.
— Son retard m'alarme, avoue-t-elle.
— Il n'y a aucune raison, la rassuré-je. Ce soir la mer est aussi calme que l'eau d'un bénitier. Peut-être a-t-il eu un ennui de moteur ? Si c'est le cas quelqu'un le dépannera.
— Vous pensez ?
— Dites, c'est pas la mer de Béring ! Ça fourmille de bateaux dans le coin. Venez, nous l'attendrons en buvant des trucs enjôleurs !
— Que se passe-t-il ? demande mon exquise.
Je lui résume : le journaliste parti en mer n'est pas encore de retour.
— Ne vous avait-il pas convié à sa partie de pêche ?