— Si. Mais au dernier moment j'ai annulé la croisière.
En toute circonstance, il faut de l'aplomb. Tu chercherais vainement quelque trace de nervosité dans mon comportement. Rilaxe, l'Antoine. Salubre ! Ma conscience est aussi douillette qu'un lit de campagne bien bassiné.
Nous allons retrouver la Chinago sur la terrasse où on sert des apéritifs au nom britiche soûlant plus vite que les autres.
Anne-Marie se pointe dans une robe fuseau, fardée en guerre : vert aux paupières, rouge à lèvres bleu, si j'ose dire. Un brin Carnaval, mais l'époque nous a habitués à pire. Elle commande un « lait de tigre ».
Nouhr s'occupe de notre invitée comme un scaphandrier d'un cerf-volant. La jalousie continue de lui déchirer l'âme. Ah ! il est duraille, l'apprentissage de la vie !
L'Asiate, malgré son impassibilité originelle, marque de plus en plus d'angoisse. Elle paraît tenir sincèrement à son Rosbif ; cela me surprend car, à l'autre bout du tunnel sous la Manche, on croise davantage de sales têtes d'haineux que de grosses têtes de nœuds.
Décidément, un tel repas ne me dit rien. Si j'avais su que j'allais écraser ce cancrelat avant le dîner, je ne les aurais pas conviés, Anne-Marie et lui.
J'en suis là de ma maussaderie lorsqu'un cri pour film d'épouvante retentit, en provenance du hall de l'hôtel. Un hurlement comme seuls les reporters brésiliens sont capables d'en pousser lorsque leur équipe marque un but.
Tout le monde se tait, se fige, se dresse !
Moi, je fais mieux : je vais voir de quoi il retourne.
Les gens sont pétrifiés, à l'exception d'une vieille morue nonagénaire se prenant pour une jouvencelle ; elle porte une robe blanche enrichie de pierres bleues au col, et une ceinture dorée compensant mal sa mauvaise renommée. Une traînée rouge carbonise sa chevelure platine avant de dégouliner sur sa toilette immaculée.
Crois-moi ou va repeindre la Galerie des Glaces avec un pinceau planté dans l'oigne, mais si cette éclaboussure n'est pas du sang frais, moi je suis le frère aîné de Juan Carlos (celui qui porte le prépuce de Charles Quint en sautoir).
Et ça continue de goutter. Mémère voit avec effroi sa jolie robe de rosière se garnir de coquelicots. N'a pas l'idée de se soustraire à cette pluie effarante, mais continue de hurler.
Je scrute le plaftard. Tout là-haut, il y a toujours l'échafaudage sous le dôme de verre. Le liquide rouge qui en choit passe par une brèche entre deux planches.
Tu sais mon esprit de décision ?
Sans m'occuper de l'ascenseur, je fonce dans l'escadrin et le gravis par quatre degrés à la fois.
L'assistance essaie de réaliser l'importance de mes testicules à travers mon bénouze tendu. Les dames surtout.
15
Parvenu au troisième, il s'en faut de deux mètres pour pouvoir visionner le dessus de l'échafaudage. Je me mets en quête d'une échelle. Celle-ci devrait se trouver à proximité afin de permettre, dès demain, aux nettoyeurs de verrières, d'accéder à la plate-forme.
Connaissant les arcanes (sourcilières) de l'établissement, je me rue vers la porte destinée au service et découvre ce à quoi j'aspire, couché le long du couloir. L'escabeau est métallique, léger et à double révolution, aurait dit Robespierre que, merde ! on ne fait pas la « Terreur » en portant une perruque !
Ça commence à radiner ferme dans le secteur. En bas, la vieille ensanglantée continue de pousser ses cris plus persans que l'Ayatollah Comédie.
Une rumeur moutonne.
N'écoutant que ma curiosité, je place mon ustensile contre le praticable et escalade les barreaux plats avec la vélocité d'un plombier-zingueur gagnant la bordure du toit.
Quelque chose m'avertit que je vais tomber sur du peu banal, proche de l'irrationnel.
Une fois encore, mon pressentiment est justifié. Ma stupeur n'a d'égale que celle de Beethoven le jour où il apprit qu'il faisait de la musique et non de la peinture, comme on le lui avait laissé entendre.
Es-tu prêt à recevoir la dure vérité ?
Un homme gît sur les planches. Un homme dont la tempe est creusée d'un trou susceptible de servir de coquetier[10]. Et cet homme n'est autre qu'Alouf Zagazi, le père de Nouhr. Effarant, non ?
De toute évidence, il est mort depuis très peu de temps puisque sa blessure saigne encore. Je constate le phénomène (c'en est un !) avec les yeux d'un type qui, arrivant à Chamonix, découvrirait la plaine de la Beauce au lieu du Mont-Blanc (en italien Monte Bianco).
Ma cervelle est tuméfiée par l'ahurissement. Je risque la rupture d'anévrisme, dis-tu ? Et moi qu'ai pas fait mon testament !
Un presque ululement retentit, poussé par Salami. D'où sort-il, ce vaillant ? Un moment que je ne l'ai vu. Sa longue plainte funèbre monte du hall, tragique.
Je passe sur la plate-forme pour m'approcher du corps. Une praline de forte pointure lui a ravagé la pensarde ; en y regardant de près, je m'aperçois que ce trou dans l'oreille droite a été provoqué par la sortie (et non l'entrée) de la bastos. Je bouge la tronche, constate qu'on a bien composté la tempe gauche. La quetsche est ressortie après avoir dévasté les méninges. Finis, les rhumes de cerveau pour le diamantaire. Exécution impec, comme un coup de grâce. Consolation dérisoire : il n'a pas dû souffrir.
« San-Antonio ! m'interpellé-je sans manquer de familiarité, puisque ton citron à toi est intact, presse-le et essaie de piger ! »
Facile à décider ; duraille à réaliser, surtout avec ce tohu qui bohute alentour. L'instant de surprise surmonté, ils veulent tous savoir ! Rien d'aussi bordélique qu'une horde de désœuvrés bénéficiant d'un fait divers.
Stoïque, Messire Magueule inspecte, détecte, envisage, conclusionne. Le dabe devait déjà être allongé sur l'échafaudage lorsque le tueur lui a bricolé ce massage d'encéphale. D'où le coup est-il parti ? me demanderais-tu si tu possédais pour deux francs de jugeote. Je vais te répondre : d'une lucarne pratiquée entre le troisième étage et la toiture. Il en existe quatre à intervalles réguliers. Comment ? Intervalle se dit intervaux, au pluriel ? Ah bon ! pardon ! Ces petites ouvertures sont probablement chargées de ventiler un volume thermique sous le toit.
Tentons de comprendre le déroulement des faits.
Les ennemis de l'Egyptien l'ont hissé sur le praticable au cours de la nuit. L'infirme devait être vachement médicamenté pour rester inconscient si longtemps. Ce soir, alors que le dîner regroupait tout le monde en bas, dans un joyeux brouhaha, le tueur est monté dans les combles et a fait craquer la tronche de Mister Zagazi.
Je me fais-je-t-il bien comprendre ou dois-je-t-il recommencer pour les retardataires ?
Ce qui me perplexite un chouïa, c'est cette attente entre le dépôt du vieux sur les planches et sa mise à mort. On aurait eu meilleur compte de l'assaisonner tout de suite. Ça ne mangeait pas de pain et ça évitait des risques superflus. Et puis, en fait, qu'est-ce qui a bien pu décider ses assassins à le transporter sous la coupole ? Cette témérité excessive, grandiloquente, m'abasourdit. Alors ? Un meurtre de fou ? Une mort sacrificatoire ?
Je largue la plate-forme pour chercher l'accès au sous-toit. Le déniche sans grand mal. Quelques marches et me voici sur une étendue cimentée. Les murs sont bruts, pas même blanchis à la chaux. Je m'approche de la lucarne repérée. Scrute l'endroit avec toute la sagacité dont un limier de ma trempe dispose.
Je sais qu'un être vivant, séjournant peu ou prou en un lieu, y laisse des marques. L'individu est constamment en cours d'émiettement. Pourquoi ? Parce qu'il est en vie et que toute combustion est résiduelle. Cet espace baignant dans la pénombre, j'en appelle à ma loupiote de fouille, balaie de son faisceau blême le sol avoisinant le fenestron. Une épaisse couche de poussière s'y est déposée. J'espère dénicher la moindre des choses : une douille de balle ou la carte de visite du tueur, mais zob !