Et ensuite ?
Qu'est-ce que cette aventurière a bien pu faire au célébrissime Béru ?
Brusquement, la recuite me chope. Si elle l'avait liquidé après lui avoir fait coltiner la cantine jusqu'à la chignole ?
Du coup, laissant là les deux viandes froides, je m'emporte vers l'extérieur.
18
Rien ! (en anglais nothing).
J'ai beau chercher aux alentours de l'entrée, après avoir constaté que la bagnole à l'arrêt est vide, je ne découvre rien d'anormal, et surtout pas de cadavre béruréen, ce qui est l'essentiel, conviens-en (et si d'hasard tu refuses de l'admettre, cours te faire enfoncer une borne d'incendie dans le recteur).
Force m'est de me soumettre à la dure constatation : Béru a été enlevé.
Par une gonzesse ! Voilà qui m'incrédulise complètement.
Je le connais, mon compère ! Il est impossible qu'une frangine, fût-elle armée et déterminée, lui impose sa volonté pendant plus de quatre secondes.
Il me suffit de retourner à l'hôtel pour en avoir le cœur net. Même s'il y a urgence, la dame calcée façon girouette n'a pu s'évaporer en abandonnant ses effets. Cela provoquerait une réaction de l'usine à ronflette. On la signalerait aux autorités pour l'accuser de grivèlerie.
Je repars en sens inverse, sous le beau clair de lune mentionné précédemment, qui flanquerait de l'urticaire à Werther. Je prends la route plus déserte que la conscience d'un tortionnaire gestapiste de la belle époque verdâtre.
N'ai pas parcouru un couple de kilomètres que je ralentis en apercevant un accident dans la clarté de mes phares.
Deux chignoles disposées en « T » à un carrefour de misère. L'une a dû couper la voie à l'autre. J'avise une silhouette couchée sur le chemin.
Moi, toujours au service de l'humanité souffrante, je range ma brouette sur le côté, tout en me disant que pour se percuter en un lieu pareil, faut le faire exprès.
Très vite, je pige qu'on l'a fectivement « fait exprès ».
A peine ai-je-t-il parcouru les quatre mètres me séparant de l'impact et me suis-je-t-il penché sur le pseudo-blessé que l'homme lève le bras droit et me gicle un jet de gaz dans le portrait.
Ultime sensation, je décèle une odeur de brûlé qui me rappelle le jour où m'man a laissé cramer les pommes de terre rates dans sa cocotte de fonte. Y a fallu poser une nouvelle hotte au-dessus de sa potagère, la Chérie ! Heureusement les dégâts se sont arrêtés là !
Donc, pour t'en revenir, je repense aux patates carbonisées de ma Féloche.
Et puis, plus rien : le noir, le silence, l'insensibilité.
Une page de ma vie vient d'être tournée, connement, aux Jameos del Agua.
DEUXIÈME PARTIE
MAGIE NOIRE
1
Mme Petitpas est venue voir m'man pour lui apporter le soutien de sa présence.
La brave vieillasse travaillait chez Casino, autrefois. Ma mère l'a connue dans son magase, au moment qu'elle venait de « perdre » papa (comme si nos morts étaient perdus). La Petitpas aussi était fraîchement veuve. Elles chialaient leurs hommes disparus de concert, les excellentes femmes. Le malheur rapproche les individus plus fortement que le bonheur qui, lui, s'oublie au détour du bidet.
La visiteuse, avide d'apprendre les chieries du monde, interrogeait Félicie à mon propos. Et ma mother, éternellement prête à en dévider quand il est question de moi, bonnissait pour la énième fois l'énigme la plus gratinée de la fin du siècle.
D'après ses dires, j'étais parti enquêter aux Canaries. L'un de mes principaux collaborateurs : M. Alexandre-Benoît Bérurier m'y avait rejoint, escorté d'une dame de ses relations, découverte un peu plus tard dans une grotte, la tête fendue en deux, auprès d'un cadavre d'homme. Celui-ci était descendu avec une greluche, au même hôtel que nous.
Mme Petitpas en bavait des escarguinches, d'une semblable odyssée.
« Et alors ? Et alors ? » elle relançait, sitôt que ma chère darling fléchissait de la glotte.
« Nous avions disparu, le sieur Béru et ma pomme. Volatilisés. »
Un mois plus tard, j'étais retrouvé à Londres, chef-lieu du Pas-de-Calais. Le policeman m'ayant repéré, inanimé sur un banc de Hyde Park, m'avait conduit au Saint James Hospital. Diagnostic : amnésie complète. Quelques jours de soins, puis rentrée dans la mère patrie (ou l'amère patrie). Re-hosto. Des séances à n'en plus finir de machins-choses variés, souvent douloureuses. Devant l'inanité des efforts déployés, m'man m'avait arraché aux hommes en vert ; cette couleur est désormais préférée au blanc de chez les carabins (le raisin y ressemble moins à du sang).
Ce récit de ma mère ne me rappelle rien. Depuis ma résurrection, je n'ai plus de mémoire. Désormais, l'existence c'est m'man, notre pavillon de Saint-Cloud, la vieille horloge du salon. Le brouillard mordoré d'un soir d'été, le bruit du vent, la nuit dans les branches du cerisier. A part cela, nothing ! Ballepeau !
Je bouffe avec plaisir les plats préparés par Félicie. La télé me fait chier : j'arrive pas à coordonner les images, à suivre les drames factices d'acteurs mal grimés. Lire m'est impossible, les caractères circulent dans les pages comme des fourmis affairées. Il existe en moi une fatigue qui me tient lieu d'occupation. Je quitte un fauteuil pour gagner un canapé, et ça me fait l'effet d'un voyage !
Je n'écoute plus la connasse, ses questions, ses pronostics relatifs à un proche rétablissement. Elle pue, une odeur douceâtre d'exhumation. Me fout la gerbe, cette salope ! Qu'est-ce que m'man va perdre du temps avec ce catafalque !
Féloche est en train de parler d'un chien nommé Salami, lequel se serait perdu au cours de ma mésaventure et dont elle déplore l'absence. Elle est persuadée que la présence de l'animal me « ferait du bien ». Je ne vois vraiment pas de quoi elle parle… Par instants, cet épais mystère me flanque une angoisse. Une espèce de cri me vient ; je le retiens in extremis, pas foutre la trouille à ma vieille !
La Petitpas finit par s'évacuer. Pas dommage. Elle me virgule sa main grise et mollassonne comme une patte de dinde ; que veut-elle que j'en foute ? J'articule un « Beurgh » sonore qui la lui fait retirer précipitamment. Taille-toi, vérole !
Quand elle a calté, je m'assoupis. Confusément, je sens que ma mère étale un plaid sur mes jambes et tire l'un des doubles rideaux afin de plonger mon visage dans l'ombre.
Dormir, c'est mourir un peu.
Avant de déclore, je songe à ce nom de chien : Salami ? Je voudrais aller plus loin, parvenir à concevoir ce cador. En vain.
Ma pioncette doit durer. Je conserve une très vague notion des allées et venues de mon ange gardien. Elles me procurent un suave réconfort teinté d'espoir.
Puis la clochette du portail retentit et la bonne va ouvrir.
Je suis arraché au sommeil. J'ôte la couverture d'un mouvement exténué. M'assieds.
Trois personnes de couleur surgissent : un homme et deux femmes. M'man se précipite, radieuse.
— Cher monsieur Jérémie ! C'est gentil de venir.