Nous sommes trois dans la bagnole louée par Mathias : lui, son assistante et moi. Je les ai conjurés de ne pas m'accompagner, leur faisant valoir que j'allais livrer une véritable bataille. Héroïques, ils ont insisté. Alors j'ai accepté leur aide, à la condition absolue que celle de Mlle Julie se limiterait à nous attendre au volant de la chignole, prête à un repli stratégique rapide.
A présent, on poireaute à quelques centaines de mètres de la banque, dans une voie privée conduisant à une vaste maison de maître où ne brille aucune loupiote.
Nous avons revêtu des tenues adéquates, le Flamboyant et moi : combinaison brune, cagoule de skieur ne laissant voir que nos yeux et nos voies respirateuses, gants de caoutchouc pour ne pas distribuer nos empreintes inconsidérément. Parés, quoi !
Nous sommes armés comme un commando : pistolet-mitrailleur en bandoulière, revolver à la ceinture, coutelas fichés dans nos bottes basses, et des grenades bien mûres, d'un genre spécial, dans nos larges poches. Du tout sérieux ! Comparés à nous, les parachutés de Normandie ressemblaient à des pêcheurs à la ligne. En outre, le Rouque se trimbale une gibecière emplie d'objets mystérieux dont il ne m'a pratiquement pas parlé. Connaissant l'homme, je sais qu'on peut lui faire confiance.
Les vitres de l'auto sont embuées, renforçant notre sensation de claustration.
— Tu es sûr que ta correspondante a bien fait le nécessaire ? se renseigne Mathias, pour dire de rompre le silence pesant.
— J'en suis convaincu. Elle est hautement qualifiée. Tu m'avais prévenu que tout se déclencherait plusieurs heures après la fermeture de la banque.
On continue de se racler l'os à moelle avec un couteau ébréché. Parfois, l'orage marque une accalmie, mais c'est pour passer la surmultipliée et remettre la sauce à fond la caisse.
Et soudain…
— Je crois que ça y est ! chuchoté-je, tellement je crains de me gourer.
Fectivement, on distingue une lueur derrière les fortes grilles de la banque. Cela produit un vague rougeoiement, puis lentement, cette clarté s'intensifie.
— C'est parti ! s'exclame le Brasero.
De contentement, il sort de la guinde pour licebroquer. Tous les héros pissent avant l'action. En homme avisé, il a retiré l'ampoule du plafonnier.
Lorsqu'il nous ramène sa vessie vide, le feu, dans la banque, a pris le nom d'incendie. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées a giorno.
Bientôt, nous percevons ce bourdonnement sourd, caractéristique d'un foyer qui s'amplifie. Ce coin de campagne s'illumine progressivement.
— C'est beau ! murmure Julie de la Rousse.
— Compte tenu du temps de chien, toute la banque risque de cramer avant que l'alerte soit donnée, fais-je.
Une joie malsaine me surexcite. Je voudrais que le feu anéantisse ce refuge de salopards.
Les vitres explosent ! Des flammes sortent par les ouvertures et lèchent la façade.
Soudain, une bagnole se pointe, emplie de bringueurs revenant d'un festin.
Elle ralentit, stoppe à bonne distance. Des gaziers bourrés à la clé jaillissent, braillant en swissdeutsch, terrifiés par l'importance du sinistre. Selon la tradition instaurée dans les pays « raisonnables », le conducteur ne s'est pas torché la gueule. Il prend la directive du s.o.s. Remonte seul dans sa guinde pour foncer jusqu'à la grosse ferme qu'on devine là-bas, au bout de la ligne droite.
Pendant son absence, les poivrots s'approchent de l'incendie en gutturant à s'en abraser les cordes vocales. Ils veulent pénétrer dans l'urbanisation, histoire d'alerter ses occupants. Mais que tchi ! On n'expugne pas une forteresse.
Dans notre voie discrète, cachée par des haies de noisetiers, nous observons le déroulement de l'affaire. Les barrissements d'ivrognes ont été enfin entendus. Des lumières naissent çà et là.
L'effervescence croît.
Armé de jumelles à foyers zoroastriens, permettant de scruter dans l'obscurité, j'aperçois quelques habitants du « camp » ; ils me font songer à des militaires.
Cette fois, la Grossmonisch Bank crame de ses fondations à sa toiture. Superbe ! Et si les incendiaires étaient des poètes, après tout ?
Tu ne crois pas ? Ah bon !
Nous vivons un instant d'apocalypse. Sous les rafales de pluie et de vent, l'immense brasier se cabre, puis reprend de l'ampleur.
Au bout d'un temps difficilement évaluable, les pompelards se radinent, coiffés de casques-pas-comme-chez-nous. Ils joignent leur vociférations aux cris. « L'hydran ! L'hydran ! » gueule le chef du feu, un gros joufflu dont le cul ressemble au masque mortuaire de Mao. En Helvétie, « l'hydran » c'est la bouche d'incendie.
Ils finissent par la dénicher. Branchent leur tuyau, ouvrent la vanne. L'un des poivrots morfle un jet impétueux en pleine poire, ce qui lui fait glavioter son râtelier de famille qu'ici, par économie, on se refile de génération en génération.
Quand enfin la banque commence d'être aspergée, la girouette du toit gît dans la cave.
— A nous ! ordonné-je avec détermination.
A travers l'agitation générale, notre déplacement passe inaperçu ; les combinaisons que nous portons contribuent à notre anonymat…
— Les lumières, pour commencer ! enjoins-je.
Opinage du Rouque. Il extrait de sa musette (jouez, hautbois) un petit grappin qu'il propulse sur l'un des détecteurs, puis raccorde le filin du harpon à une sorte de compteur dont il actionne le bistounet. Il se produit une gerbe d'étincelles bleues, pareilles à celle des cierges magiques.
Naturellement, cette intervention se déroule loin de la foule et des pompiers.
— La voie est dégagée ! assure le Phénix.
Et de me faire la courte échelle pour m'aider à escalader la clôture.
Lorsque je me trouve en terrain ennemi, j'ai la surprise de le voir grimper après le grillage avec la vélocité d'un écureuil. Il a ajusté des crampons à ses pompes, le gueux, ce qui te prouve bien qu'il prévoit tout !
L'incendie, malgré l'affairement des fire-men, continue son œuvre destructrice. Tu te croirais dans une production américaine. Ça flambe, craque, pétarade, gerbe, bouquetfinale ! Un vrai film de la Metro Durand Mayer. Nous, fantassins héroïques, reptons sur la pelouse. Depuis les pavillons, les chiens hurlent à la mort ou à je ne sais quoi d'autre ; peut-être « à nous » ? Les occupants ne les ont pas lâchés, heureusement ! ça nous compliquerait singulièrement la vie…
Nous nous sommes partagé le travail : Mathias, Front National, a opté pour les massifs de droite ; moi qui aurais pu être socialiste, pour ceux de gauche.
Le sinistre accaparant l'attention de tout le monde, on se la joue belle. Du gâteau ! Dans chaque tuyau coudé on largue une grenade, semblable à un petit œuf, après l'avoir dégoupillée. Elle contient un gaz soporifique capable d'endormir tous les fidèles de Saint-Pierre de Rome pendant la messe de minuit. Nous avions approximativement dénombré douze manches à air, il y en a onze.
On se retrouve près du dernier pavillon. Les chiens se sont tus, ce qui prouve l'efficacité de notre matériel.
Une formidable allégresse me survolte. Cela ressemble déjà à l'ivresse de la victoire. Mais achtung ! Du calme, petit frère, rien n'est gagné.
Le sixième pavillon se compose d'un living classique, de deux chambres, d'une cuisine et d'une salle de bains. Il est vide. Tout paraît figé, artificiel. Cela donne une impression de maison témoin. Rien ne traîne céans : pas la moindre cigarette, pas un magazine, pas une boutanche pleine ou vide, aucun slip de femme. Mais je ne m'attarde pas, j'ai quelque chose de primordial à dénicher.
Le Chalumeau, qui m'observe, demande :
— L'escalier ?
J'acquiesce.