— Ça ne vous plaît pas ce que je vous raconte ?
— Non, c’est la situation qui ne me plaît pas. Cette fois, nous avons manqué d’infos et nous continuons d’ignorer beaucoup trop de choses. Je suis inquiet parce que je crains que vous ne suffisiez pas pour le problème qui a pris de l’ampleur. Nos adversaires profitent du chaos pour se structurer et s’organiser. Vous savez, ils apprennent autant que nous apprenons à force de les combattre. Ils ont plus de moyens maintenant… Alors restez prudents. Pour info, cette opération s’appellera « Qui vive ». Avez-vous récupéré le nécessaire ?
Ce que Cyprien appelle « le nécessaire », ce sont l’argent et les armes. La Cellule Delta, par ses opérations de grande ampleur, est gourmande en moyens, lesquels ne peuvent être imputés aux comptes de la DGSE. Les agents de Vincent touchent leur salaire de militaire, mais en plus reçoivent des émoluments qui leur sont versés depuis un compte localisé en Suisse. Il s’agit du compte d’une société-écran immobilière sur lequel les fonds affectés à la Cellule sont placés.
Les sommes qui alimentent ce compte très spécial ont une origine elle aussi très spéciale, voire douteuse : l’opération dite Félix. Elle consistait, en fait, à constituer des réserves de pognon via les comptoirs d’opium en Indochine pour les mettre à disposition de la vie parallèle de l’État. Grâce à la prospérité du marché des opiacées, Félix était devenu assez gras pour financer à long terme les opérations secrètes.
Comme la CIA avait financé sa guerre contre les communistes avec l’argent de l’héroïne au Vietnam, la DGSE s’était payée avec l’opium. Naturellement, ces fonds spéciaux étaient attribués au type de missions dont les Delta étaient investis.
Vincent acquiesce. Il sera prêt, il aura bientôt sa valise de billets pour régler « Qui vive ». Il rassure Cyprien qui n’a pas tort de le mettre en alerte. Vincent sait bien qu’ils jouent gros cette fois.
Il compte bien bétonner l’opération, gratter tous les renseignements possibles par toutes les voies et tous les moyens possibles. Il va mettre des pressions sur des contacts là-bas qui lui sont redevables, il va préparer Annie et Aymard au millimètre, établir les priorités de la préops, anticiper sur tout…
Une heure plus tard, allongé dans l’aube, Vincent ne cherche même pas à dormir.
Presse
Mai 2011, Le Caire, Égypte
L’aéroport du Caire est moderne et fluide. Ralenti néanmoins pour les journalistes qu’on ne laisse entrer dans le pays qu’après maintes vérifications. Ils sont accoutumés à ce que, dans la plupart des pays du monde, on les reçoive mal. À l’école de journalisme, d’ailleurs, ils apprenaient en même temps que les techniques d’interview à mentir sur leur métier et à demander un deuxième passeport avec lequel pouvoir se fondre dans la masse des touristes. À certains endroits du globe, ces petites dissimulations sauvaient la vie.
Le problème pour Julie et Miguel est leur matériel professionnel qui prouve qu’ils ne viennent pas en Égypte seulement pour se balader et fumer la chicha. Deux grosses caméras, une perche, des micros, un téléphone satellite, des ordinateurs… quelques kilos de bagages, difficiles à cacher pour passer plus vite la douane. Ils vont devoir répondre à une batterie de questions sur la raison de leur visite, leur adresse sur place, leur destination finale… Ils vont probablement mentir sur ce dernier point. Ne pas attirer l’attention en citant des noms tabous. Quand arrivera la question du sujet de leur reportage, ils éviteront aussi de dire complètement la vérité. Les douaniers ne comprendront pas tout ou feront semblant…
Les Égyptiens se doutent bien que les journalistes occidentaux ne rappliquent pas pour filmer des pyramides en pleine révolution dans le pays. L’usage étant de ne pas insister sur l’actualité, de rester poli, laconique et discipliné. Julie et Miguel ne risquent jamais le dérapage, l’énervement de l’interlocuteur en uniforme, sa suspicion. Ils filent droit pour atteindre leur but.
Et ils n’ont aucunement l’intention de rester au Caire où les événements ont déjà refroidi. Brunette aux yeux noisette, Julie a le mérite de ne pas trop attirer les emmerdes. Miguel a parcouru quelques contrées dangereuses sans que sa comparse de France International, la télé pour laquelle ils travaillaient tous les deux, gêne le bon déroulement du reportage. Au contraire, souvent, il a profité de son esprit pratique et de sa faculté à séduire quand nécessaire pour obtenir des laissez-passer, des infos, la meilleure place… Ils ont intérêt à être plus malins que leurs confrères, à avoir un temps d’avance, un renseignement de plus, une image unique. Or, Julie — Miguel l’a remarqué — excelle dans l’émulation.
Le duo de France I a gagné sa réputation à force de scoops et de reportages de qualité. Respecté par la profession pour être toujours au bon endroit avant tout le monde, couvert de prix, le couple ne s’en montre pas moins discret. Il suscite d’ailleurs l’admiration aussi pour sa simplicité et sa modestie.
Miguel observe avec un air ironique le système de sécurité de l’aéroport. Il se dit que, malgré tous leurs efforts, il est toujours aussi facile de déjouer les surveillances, qu’elles soient technologiques ou humaines. Il mène une réflexion de longue date sur la problématique. Depuis qu’il est gamin, en fait. Dans sa banlieue pourrie et grise, il inventait des trucs pour échapper au contrôle parental, manipuler la rumeur de la cité qui lui serrait la cheville comme un bracelet électronique. Ses parents avaient le tort d’être boulangers et d’être un genre d’annexe de la Poste pour la transmission des messages, des infos et des colis. Ils étaient au courant de tout et si, d’aventure, leur fils oubliait d’être sage, ils étaient immédiatement avertis et sévissaient. Les punitions, parfois sévères, développaient chez Miguel non pas un plus grand sens de la discipline, mais une exceptionnelle aptitude au mensonge.
« Je suis nostalgique, d’un coup », lâche Julie appuyée, un peu lasse, contre la rambarde en attendant leur tour avec la douane. Elle n’avait pas ouvert le bec depuis au moins dix minutes, elle devait être au bout de sa capacité de silence. Miguel se demande bien de quoi elle pourrait être nostalgique. Lui, il déteste attendre. Ça l’angoisse. L’impression que dans l’étirement du temps, il peut rester coincé. En point fixe, il se sent vulnérable, à la merci de n’importe quoi, n’importe qui.
— T’es pas très normale, quand même. On se fait chier, là, non ? Nostalgique de quoi ? D’avoir attendu trois plombes dans trois cents aéroports pour avoir le droit de mettre les pieds dans le pays ?
— Non, ne t’énerve pas, je pense aux…
Pour finir sa phrase, Julie s’est rapprochée de l’oreille de Miguel. Elle lui souffle : « glocks 26 ! » Miguel explose de rire pour donner le change, faire croire que sa collègue lui confiait une blague salace. Mais son œil dit à Julie son mécontentement. Elle ne devrait pas donner l’impression de faire des messes basses, surtout pour évoquer, même tout bas, des armes qu’ils sont précisément en train de passer clandestinement. Annie a un peu de mal avec la règle absolue : se taire.
Voilà pourquoi Miguel n’aime pas l’attente, elle dissipe la concentration, elle relâche les bonnes intentions et l’autosurveillance, noie la schizophrénie nécessaire. Julie a eu le temps redevenir Annie, l’agent de la DGSE qui avait l’habitude de tester la sécurité des aéroports et de divers endroits sensibles du pays. À l’époque, après l’horrible carnage de la rue de Rennes en 1986, les Services s’étaient mis en vigilance orange et vérifiaient que des types armés ou couverts d’explosifs n’entreraient pas dans les lieux officiels et peuplés pour y faire des ravages.