À l’époque, c’était le genre de mission qui les amusait tous et ils se battaient pour être désignés, au point qu’il avait fallu, pour mettre tout le monde d’accord, instituer un tirage au sort. Annie était souvent élue avec un autre. Dans cette file interminable, collée à l’avatar d’Aymard, elle se souvient de fous rires avec lui dans un tribunal, un jour où ils avaient constaté la facilité avec laquelle les armes pouvaient se promener librement.
Collé entre ses omoplates, le glock 26 entrait et sortait du tribunal. Ébahie d’avoir réussi à le passer une première fois, Annie avait réitéré pour vérifier que la chance n’était pour rien dans l’indulgence de la sécurité. De son côté, Aymard faisait de même. Il lançait parfois un coup d’œil complice à Annie et un demi-sourire. Ils avaient halluciné. Cinq allers-retours chacun avec un pistolet autrichien dans le dos, une démonstration tellement accablante qu’elle leur avait donné l’occasion de rigoler. Ils n’en revenaient pas. Ils avaient longtemps déconné sur le thème : « Quels baltringues, ces terroristes ! Même pas foutus d’ouvrir une porte quand elle n’est pas fermée à clé ! »
Au fond, bien sûr, ce n’était pas comique du tout de savoir le tribunal accessible aux armes.
Tandis qu’Aymard et Annie voyageaient pour le rejoindre en Libye, Hichad, lui, poursuivait son boulot de documentation. À Benghazi, il était très à l’aise. Les capacités d’adaptation d’Hichad étaient reconnues dans sa Cellule. Avoir poussé dans un pays en guerre avait fait de lui un caméléon, un individu qui se confondait instantanément avec le milieu dans lequel il se posait, en l’occurrence, ON le posait. Il avait beau être un geek, une star de l’informatique, sachant programmer, réseauter et hacker, il était particulièrement doué avec le réel. En deux jours, il avait déniché l’appartement idéal : dans une ruelle du centre, derrière l’avenue Umar Ibn Al Aas, un immeuble délabré, planqué et bien fichu avec une porte principale et une autre, de service, dans la cuisine. Il avait rapidement assimilé la configuration de la ville et appris à y circuler.
Le Golfe de Sidra facilitait l’orientation des nouveaux venus. Et ils étaient nombreux, attirés par le basculement du régime, la chasse au dictateur et le dénouement de la révolution libyenne. Les opportunités jusque-là réservées aux affidés du régime se libéraient pour tout le monde, en tout cas les plus malins et les mieux organisés, ceux qui s’étaient structurés pour dominer avant la naissance du chaos. Ceux-ci s’étaient contentés en amont de poser leurs pièges, leurs hommes, de mailler le territoire en douceur, d’attendre leur heure ou plutôt de pouvoir s’accaparer celle des autres.
Infiltré
Mars 2011, Benghazi, Libye
Benghazi, c’était un sacré bordel, ça sautait aux yeux de n’importe qui, pas besoin d’appartenir aux services pour se faire une idée précise de la juxtaposition des intérêts et des groupes armés. La vie, survoltée, fragile, dans un désordre qu’Hichad n’avait jamais vu. Le genre de bourbier dans lequel il s’avérait impossible de rester neutre, donc en sécurité.
La carte de l’ONG dans laquelle il travaillait était une bonne couverture, nécessaire mais pas suffisante. Il avait créé, en plus des contacts sur place des Delta, des liens avec des individus « utiles » : telle infirmière, Dina, mariée à l’un des directeurs de l’ONG — membre éminent, en réalité, du CNT, le conseil national de transition libyen —, avec laquelle Hichad couchait, ou tel collègue logisticien, Emir, ostensiblement barbu, cousin d’un des généraux d’AQMI résident libyen… Il avait pris ses marques mais conservait sa première impression de Benghazi, d’un marigot dangereux, d’une ville inflammable comme le pétrole qui l’avait construite.
Il se rendait quotidiennement dans les bureaux de l’ONG IFH (International Food Help) pour faire son boulot d’humanitaire sous le prénom d’Olivier, exploiter ses talents d’informaticien pour structurer et gérer la logistique. Pour sa part, il n’était concerné que par l’entrée des denrées, les approvisionnements, le transport jusqu’en Libye. Emir, lui, se chargeait de la répartition et l’acheminement dans son pays vers les zones affamées par la révolution. Au premier étage d’un édifice défraîchi, au-dessus d’un restaurant de kebabs, l’IFH se résumait à un plateau avec quelques bureaux et une salle de réunion vaste mais sale, assez sombre et bruyante à cause des carreaux cassés qui l’ouvraient directement sur le trafic. De son poste, dans un coin de l’open-space, Hichad n’avait rien loupé, lui, de la circulation des personnes. Identifiant d’abord les membres recensés de l’ONG pour se concentrer ensuite sur les « extras ». Comme indiqué dans le rapport confidentiel remis à Cercottes, des types louches, du genre à frayer avec les pires factions d’islamistes agressifs, déambulaient un peu trop à leur aise. Il était donc aux premières loges, comme prévu. La salle de réunion où il avait remarqué que se déroulaient des conciliabules, portes fermées, qui s’éternisaient, était sa première préoccupation. Il lui fallait incruster des oreilles. Il détestait qu’on l’exclue des conversations et avait toujours de quoi réparer l’affront, technologiquement.
Précisément, c’était sa mission du soir. Il avait prétexté un problème dans un des ports de transit pour rester après les autres. On lui avait seulement demandé de « claquer la porte en partant ». Il avait été fidèle à ce qu’il avait dit : il avait travaillé une heure avant d’aller, sur le chemin des WC, installer une multiprise spéciale dans la grande salle à la place de l’autre. La veille, il s’était procuré exactement la même dans un magasin et l’avait bidouillée. Il l’avait ouverte pour lui mettre dedans deux petits micros HF (haute fréquence) et, enfin, en avait ressoudé les deux parties en les vissant. Maintenant, il lui suffisait de procéder à la substitution. Un dernier check. La multiprise doit se trouver à la place et dans la position initiales. Avant de l’enlever, Hichad a photographié les détails mentalement.
La mémoire d’un Delta est son alliée la plus précieuse. Sa capacité à se rappeler fait d’ailleurs partie des critères qui l’ont autorisé à intégrer la Cellule. En intégrant le Service Action, ils avaient tous passé le test, Hichad comme les autres.
On l’avait fait entrer dans une pièce, un genre de bureau, dans laquelle un officier l’attendait. Ce dernier avait fait mine de discuter avec lui de tout et n’importe quoi. La conversation inintéressante achevée, Hichad avait été invité à sortir. Il avait déjà fait cinquante mètres quand l’instructeur l’avait rattrapé avec un papier et un crayon. Il lui avait ordonné de dresser en dix minutes une liste exhaustive de tous les objets présents dans la salle du faux entretien. Comme l’agent s’était ennuyé pendant que son supérieur lui parlait, il avait observé chaque détail du cadre dans lequel il se trouvait.
Hichad n’avait rien oublié.
Il est temps pour lui de quitter la salle de réunion. Il va tirer la chasse et se laver les mains avant de rejoindre son ordinateur et d’envoyer en France un message crypté.