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Légende

Avril 2011, Genève, Suisse

Sous son identité Samuel Saden, Vincent regarde le pointillé des gouttes sur les vitres de son train pour Genève. Sur la tablette de son siège, il a posé Les Échos pour nourrir sa légende. Diplômé de l’ESCP, Samuel peut se vanter d’avoir acquis une solide culture économique et financière qu’il fait fructifier dans son boulot de trader. En fait, Samuel, son identité lourde, colle parfaitement à la peau de Vincent qui aime son bon goût, ses fréquentations, ses déplacements, sa vie d’homme dominant…

D’autres identités, du temps du Service Action, étaient bien moins agréables à endosser. Être, même provisoirement, pompiste, touriste ou buraliste, est moins excitant et gratifiant que spécialiste de la Bourse, des marchés financiers et des hôtels de luxe. Dans ses costumes bien coupés, ses chemises en coton soyeux et ses cravates Hermès, Vincent se sent puissant, autrement que lorsqu’il tient un glock, mais autant. Il goûte entièrement la sensualité du personnage en position de bien manger et bien baiser.

À chaque voyage en Suisse, il tombe sur des filles vénales et délurées avec lesquelles il passe une nuit obligatoire sur place. Les déplacements à Genève ont pris ainsi cette saveur de bordel que Vincent, comme Samuel, apprécie particulièrement.

Les femmes et… l’argent. Là aussi, les deux hommes sont là pour ça. « Qui vive » est une opération gourmande. Certains frais sont officiellement réglés par les Delta eux-mêmes après un virement depuis le compte écran. Mais d’autres, comme les armes ou les informateurs, nécessitent du liquide, beaucoup de liquide.

C’est à Vincent de budgéter l’opération. Il fait la liste dans sa tête, en estime les éléments et distingue ensuite le montant en cash pour la banque tout à l’heure. Au retour, sa mallette sera pleine.

En arrivant à Genève, le processus reste identique. Samuel va directement rendre visite à son banquier aux yeux duquel il représente la société immobilière. Il retire ensuite la somme requise et quitte la banque sous escorte jusqu’à son hôtel, le Président Wilson, où des coffres-forts hautement sécurisés protègent le liquide jusqu’au lendemain matin. Le temps pour Samuel de descendre tranquillement au bar et de sortir ensuite dans les boîtes branchées de la ville suisse, où il prend des bouteilles et invite les femmes les moins farouches à sa table.

Le lendemain, il fout le camp en laissant derrière lui des cadavres de bouteilles de champagne dans sa chambre de palace et de belles endormies.

Sur un quai de la Gare de l’Est, la mine défaite mais le costume repassé, Samuel hâte le pas, une mallette à la main. Vincent a rendez-vous une heure plus tard avec Henry pour lui remettre une partie des billets en provenance de Suisse. Avec, il achètera des armes en Pologne chez leur fournisseur habituel. C’est souvent à Henry que Vincent confie l’acquisition de l’arsenal destiné aux missions Delta.

Henry a le calme d’Aymard et la sagesse de Vincent, il n’a pas peur des situations délicates et se montre particulièrement doué pour la négociation. Des talents de diplomate et de sang-froid qui lui permettent d’arriver à ses fins. Les agents de la Cellule éprouvent pour lui du respect mais ne le craignent pas comme Vincent. Lui, il n’a pas le rôle du chef. Il serait plutôt leur confident à tous quand besoin est. Parce qu’il est plus vieux, plus avisé, il peut comparer, donc relativiser. Et puis, il sait conseiller, enseigner, montrer la bonne voie, il aime ça. Il est un père avant toute chose et se comporte comme tel y compris dans son identité de Delta.

Cette fibre paternelle et ce sens de la pédagogie n’ont pas échappé à Vincent qui a voulu, en 1999, en pleine guerre du Kosovo, qu’il soit celui qui prendrait sous son aile les guerriers de l’UCK pourtant dénoncés officiellement par la France. Ils avaient été une cinquantaine à débarquer à Cercottes pour recevoir une formation intensive au maniement des armes et des explosifs. La guerre courait, ils étaient pressés. Il fallait vaincre les Serbes et leur détermination, leur insigne rouge et jaune ne suffiraient pas. En aidant l’UCK, la France s’offrait une sécurité : l’armée de libération du Kosovo pourrait prendre le pouvoir et, dans ce cas, il vaudrait mieux l’avoir aidée.

Henry avait pris son job à cœur et avait passé trois semaines à diriger une école de Kosovars surexcités et trop impatients. Il lui fallut déployer des trésors de patience et d’indulgence pour ne tuer aucun de ces soldats un peu rustres avec lesquels tout échange, à cause de la langue, était compliqué. Des dessins, des gestes, Henry trouvait toujours une solution pour leur faire comprendre comment tenir son AK 47 le long de son bras, près du menton, et comment viser correctement pour faire l’économie des munitions.

À l’issue du stage avec les jeunes de l’UCK, Henry était sur les rotules. C’était bien plus fatigant encore que la marche de la mort. Plus aisé de gérer ses propres faiblesses que celles des autres, qu’il lui avait fallu effacer en un temps record.

Maison sûre

Mai 2011, Le Caire, Égypte

Enfin, ils sont là, après le voyage et la patience requise quand il s’agit de subir deux heures de contrôle et une heure d’embouteillage.

L’appartement n’a pas changé. Immense, haut de plafond, blanc et trop peu meublé pour être vraiment habité. Propre, le parquet parfaitement brillant, il sent le secret et les souvenirs. Ce logement du Caire, Annie et Aymard l’ont beaucoup fréquenté, comme les autres agents du Delta et les cousins du Service Action. Ils y ont dormi, y ont attendu, y ont fait l’amour parfois. Ici, c’est une « maison sûre », une planque mise à la disposition des services extérieurs de la France pour venir discrètement en Égypte, la plupart du temps avec l’idée de s’infiltrer ensuite dans les pays voisins.

Pour les deux Delta, il n’est pas question de « s’infiltrer ». Ils vont entrer en Libye le plus légalement du monde avec leur passeport de reporter. Des passagers ordinaires. À peu de chose près.

Annie aurait presque envie d’y croire, à cette vie-là. Avec des moments comme cette soirée qui commence, un dîner sans se presser, un café et une clope et puis une autre encore. Une soirée comme en passent les gens normaux, un segment de vie en arrêt dans lequel se délasser. Parfois, elle est fatiguée de l’action, de son corps tendu, contraint à l’éveil.

Pendant qu’elle se vautre dans un canapé large, Aymard leur sert un verre de whisky écossais Lagavulin acheté au Duty free. Ils cognent leurs verres, sans joie, tranquillement. Pour eux, la gravité est longue à l’évaporation. Trop de missions dans les pattes, trop de morts dans le tableau de chasse, trop d’enjeux à porter, trop de responsabilités… Une accumulation de milliers de tensions. Annie, surtout, femme au milieu de la meute, leur égale mais leur sœur. Première femme à être instructeur de sports de combat, tireuse d’exception, adepte des sports de combat, elle devrait n’avoir plus rien à démontrer. Pourtant, son CV militaire relate trop de risques pris, d’exploits, pour être parfaitement sain. Elle ne mentionne jamais son père, un adjudant abattu par des rebelles katangais à Kolwezi en 1978, l’ombre qui lui vole la paix. Une sorte de paix. Celle que sait installer Aymard le solide, comme il fait maintenant. Pour ça, elle apprécie de faire équipe avec lui.

Leurs chaussures ôtées, ils ont les pieds sur la table basse en bois. Dehors, sous leurs fenêtres, les jeunes fêtent la révolution au son d’un électro-rock énervé. Les émeutes se sont calmées et la population a pensé à fabriquer des symboles, à s’arrêter dans son mouvement, se regarder et se réjouir. À Paris, l’actualité ne se focalisait déjà plus sur eux, mais sur les Libyens et Kadhafi.