Aymard raconte à Annie les recommandations que le rédacteur en chef croyait faire à Miguel avant de partir pour Le Caire. Il lui avait décrit la guerre qu’il avait soi-disant vue de près, en Bosnie. Pendant plus de trois quarts d’heure, Aymard avait dû se taper l’histoire du jeune journaliste téméraire en chemise blanche tombé de l’hélicoptère avec le sentiment de débarquer dans Platoon. Intérieurement, Aymard se roulait par terre. Le monde à l’envers ! Son boss se vantait et la séance était interminable. Le pire, soulignait Aymard, c’était quand il parlait des armes des combattants avec un air savant. En fait, il disait n’importe quoi, il inventait un arsenal, persuadé que son spectateur, ignorant, serait impressionné. Il tombait mal.
Avec Annie aussi, il avait commis une gaffe. Il avait pensé à haute voix devant elle. Globalement, il se demandait s’il était « raisonnable » d’envoyer une femme en Libye en passant par l’Égypte. Il osait ajouter : « OK, Julie, vous partez mais débrouillez-vous, au moins, pour vous faire kidnapper, qu’on parle de France I ! » Julie respirait fort en Annie pour se calmer.
Parfois, leur vérité jaillissait en eux, les Delta brûlaient de la jeter pour qu’on leur foute la paix, qu’on n’essaie même pas de les emmerder… Il leur arrivait de vouloir se montrer en loups, de siffler le reste de leur meute pour empêcher un quelconque mouvement en face… Le plus dur pour Annie était de laisser dire des conneries sur des sujets qu’elle maîtrisait.
— Réjouissons-nous, car ce rédac-chef-ci est con mais au moins, il est malléable…, ajoute Aymard, l’œil brillant.
— Pas sur le contenu des reportages, il ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe… Tu sais que l’autre jour, il m’a dit qu’il avait un dossier sur les mecs du CNT, qu’il était heureux d’avoir découvert qu’il s’agissait pour la plupart d’intellectuels qui seraient capables de gérer le pays après !
— Ah ouais, quand même ! Il manque de… discernement ?
— Et d’informations, c’est le problème. C’est comme ça qu’on se retrouve à dire le contraire de ce que l’on sait dans les reportages.
— Mais ce n’est pas toujours un problème ça… la manipulation, on a appris que ça avait du bon. Et puis, tu te rappelles, dans certains cas, il ne faut vraiment pas que les gens sachent…
Annie pouvait difficilement nier. L’ombre avait du bon : les gens dormaient bien.
Pendant qu’ils discutaient, elle caressait le parquet ambré du pied. C’était là, juste en dessous. Il suffisait de passer ses doigts dans les encoches de chaque côté pour soulever un panneau de lattes collées. Et se servir, en fonction des besoins. Sous le plancher, les Delta disposaient d’une cache d’armes impressionnante.
L’appartement du Caire leur permettait aussi de se fournir sur place, de ne pas circuler avec du matériel de guerre. Les savoir là, sous elle, la rassurait.
La poudre était son amie, à Annie. C’était une histoire de famille. Son militaire de père avait fait de sa fille la plus garçonne son héritière. Elles étaient trois filles et il avait eu besoin de s’inventer un fils en Annie. Fascinée par la précision des mains de son paternel, elle le regardait nettoyer ses armes et écoutait attentivement ses commentaires. Il lui apprenait à les démonter et à les remonter, à les manier. La balistique n’avait plus de secret pour elle. Il achevait toujours la théorie avec un cas pratique. À l’âge où les petites filles se faisaient conter les histoires d’Andersen et de Perrault, Annie avait droit aux batailles du XXe siècle. L’Indochine revenait souvent, refrain triste, dans un panorama glorieux et fraternel.
Plus tard, à l’adolescence, elle avait découvert l’euphorie de l’explosion et avait commencé à jouer au petit chimiste. Elle faisait plein d’expériences et avait comme ça provoqué quelques incidents. Elle avait un jour, sous prétexte de débarrasser sa mère de taupes, fait sauter la moitié du jardin de la voisine en dosant un peu trop les bâtons de dynamite.
En fait, elle avait chopé le virus du plasticage. Comme un pyromane jouit à la vue du feu, Annie se délectait d’un bon boum. Si elle n’avait pas de dynamite à portée de main, elle bidouillait quelque chose. Quand elle avait décidé de faire péter, ni la défaillance du matériel, ni le vent, ni qui que ce soit ne pouvaient la dissuader. Une appétence qui avait trouvé sa place au sein de la cellule Delta. Les missions avec explosifs étaient la chasse gardée d’Annie.
Plastique
Novembre 1996, Israël
La plus délicate était celle qu’on lui avait confiée en 1996. La diplomatie française jouait double jeu à l’époque dans le conflit israélo-palestinien. L’idée, si Annie avait bien tout compris — même si elle n’était pas là pour ça —, était d’entretenir la merde entre les deux parties. Officiellement, la France déplorait les attentats et dénonçait les kamikazes qui faisaient sauter des bus, des magasins, des gares… Mais, en secret, Annie était chargée de livrer le matériel, le C 4 utilisé dans ces attentats… En réfléchissant, le Delta, que Vincent prêtait au Service Action exceptionnellement, en était arrivée à une hypothèse machiavélique : les Israéliens étaient peut-être dans la combine, trouvant dans les carnages qu’elle entraînait le prétexte à des répressions sanglantes…
Elle quittait ses frères Delta pendant un mois, le temps d’apporter le matériel et de revenir. Chaque opération commençait à Cercottes. Elle embarquait des cargaisons de pains de plastique.
Généralement, on lui attribuait un agent du Service Action, Ted, un grand brun aux yeux noirs. Ils quittaient Cercottes à bord d’une Cherokee avec leur caisse d’explosifs. À la base aérienne d’Orléans-Bricy, un Hercule C 130, châssis long, les attendait. Annie avait pris des habitudes à force de réitérer la mission. Qu’ils soient à l’heure ou pas, elle faisait un détour par les hangars de la base où elle croisait son pote, un pilote de légende qui avait fait sa réputation avec quelques coups d’éclat et des extravagances qui déliaient les langues de types d’ordinaire plutôt réservés. « Che », ainsi qu’on l’appelait avec une pointe d’admiration, claquait à Annie de grosses bises sonnantes. Il était son protecteur, le père de substitution. Dans ses bras quelques secondes, elle prenait sa dose de chance. Il lui porterait bonheur, la mission se passerait bien. Che, c’était l’excellence, il faisait l’honneur du GAM (Groupement Aérien Mixte). Annie, quand elle s’échappait de son étreinte, se sentait plus forte.
Avec Ted, elle montait dans un avion de transport logistique du GAM avec les pains de plastique répartis dans cinq valises et les détonateurs à part, dans une sixième. Le trajet donnait au faux couple de touristes le temps de se couler dans leur peau, de revoir leur plan d’action sur place. Il n’était pas question de se poser directement à Tel Aviv, beaucoup trop risqué. Le transit se faisait toujours par l’Égypte.
Sur le tarmac du Caire, une fois l’avion posé, par le hublot, Annie vérifiait que le gros 4 × 4 de l’ambassade les attendait avant de sortir. Deux émissaires les accueillaient en costume et lunettes noires. Laconiques, ils portaient les valises à l’arrière de la voiture et conduisaient Annie et Ted jusqu’à la maison sûre où ils rangeaient sous le parquet les deux tiers de la cargaison. Le lendemain matin, ils grimpaient dans un autocar de tourisme avec d’autres, comme eux, en bob, short, tee-shirt et lunettes de soleil, leurs bagages dans la soute. Une halte sur le golfe d’Aqaba faisait partie du pack. Ils suivaient les autres voyageurs, achetaient des souvenirs, se baignaient, riaient bêtement, s’étonnaient de tout. Jamais ensemble, par contre. L’un des deux participait aux activités du car quand l’autre gardait un œil sur les valises spéciales. Et comme ça, en parfaits touristes, ils atteignaient Taba, la frontière israélienne. Si des chiens se mêlaient de renifler les coffres du car, il leur était impossible, grâce au boulot de la Salle 12 qui avait trouvé le moyen de les rendre indétectables, de flairer les deux valises d’explosifs. Le couple passait la frontière sans encombres. De l’autre côté, à Eilat, avec le groupe, ils gagnaient un hôtel bétonné à 2 000 chambres où le pass acheté au Caire leur offrait trois nuits. Qu’Annie et Ted n’utilisaient pas en totalité, prétextant une invitation dans une maison louée par des amis. Ils se débrouillaient pour changer l’excuse d’une fois sur l’autre et parfois ne donnaient aucun motif.