En rentrant de cette mission épique, Annie était montée dans un taxi dont le chauffeur s’étonnait du peu de bagages. Ils avaient discuté cinq minutes puis laissé la radio parler à leur place. Et quand les informations étaient arrivées, Annie avait frémi. Trois morts, quarante-huit blessés, le bilan d’un attentat suicide à Tel Aviv. À la terrasse d’un café, un kamikaze s’était fait exploser. Le Hamas revendiquait le carnage.
Peut-être était-ce l’un des deux Palestiniens auxquels elle avait remis le C 4 qui s’était fait péter ? En tout cas, l’origine du C 4, lui, ne faisait aucun doute. Elle en avait été le transporteur. Elle n’était pas mécontente de favoriser le Hamas quand elle était en mission là-bas mais ne supportait pas d’entendre qu’elle aidait les Palestiniens au détriment de civils israéliens. C’était moche. Elle ne recommencerait plus.
Trombinoscope
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans son appartement grêlé par les fuites d’eau et la crasse, Hichad entend ses voisins s’adonner à une partie de baise épique et écoute les voix graves de la salle de réu. Les micros qu’il a planqués dans la multiprise fonctionnent à la perfection. Le son, clair, lui permet de ne plus rater une miette des conversations secrètes des visiteurs louches de l’ONG. Il n’y travaille pas aujourd’hui, samedi, il peut profiter de son absence pour les surveiller. Enfin est arrivée ce matin la confirmation des légendes des photos prises avec son sac à dos posé sur une chaise. Les deux individus qui ont tout particulièrement suscité sa curiosité ont fait l’objet d’une recherche rapide. Sans avoir encore obtenu leurs noms, il a pu les localiser dans des mouvances islamistes précises. Celui avec un œil à moitié fermé et un nez pointu, c’est un proche d’Akmar Al-Marfa, membre important du CNT, lié aux Frères Musulmans, et frère d’un autre Al-Marfa, Ismaël, patron de la Katiba du 17 février, autant dire de la ville.
Ce mouvement révolutionnaire était né avec la libération de Benghazi et la prise de la forteresse de Kadhafi le 17 février 2011. Des hommes s’étaient sacrifiés en s’attaquant à mains nues aux soldats de la caserne centrale de Benghazi qui servait de résidence à Kadhafi. Une fois cette place prise par les rebelles, ils avaient découvert une prison dans les sous-sols, avait pleuré, crié, taggé les murs, maudit le tyran sanguinaire. Et puis, il avait unanimement loué les bombes humaines, rendu grâce à ses martyrs. Le groupe qui s’était créé dans cette série de symboles exerçait une influence puissante sur le cours de la guerre de libération.
Le second, petit gros, barbu lui aussi, habillé de blanc, appartient vraisemblablement au GIC (Groupe Islamique Combattant), la branche libyenne d’Al-Qaïda qui règne, elle, sur Tripoli. Bref, du beau linge, comme prévu. L’ONG était bien le repaire des islamistes du coin, Hichad s’en réjouissait comme d’un cadeau attendu depuis longtemps.
C’étaient les deux, le borgne et le gros, qu’il entendait parler en compagnie du mari de Dina dans la salle de réunion. Le deuxième demandait au premier des nouvelles du cheik. Il disait : « Alors comment va la vie au Qatar ? » L’autre répondait que « par la grâce de Dieu, tout va bien, très bien même ». La reconnaissance des Libyens envers le Qatar qui les avait aidés à s’affranchir de Kadhafi était réelle. Le minuscule pays avait fourni du matériel militaire, des camions, des équipements en tout genre. Akmar Al-Marfa agissait depuis le Qatar via son lien fraternel.
Ils discutaient, d’après ce que comprenait Hichad, d’une réunion à laquelle la présence du cheik était chaudement recommandée. Le type du GIC précisait que « tout le monde » serait là pour parler « d’un truc très important » qui leur assurerait « une victoire définitive ». Dalil, le mec de Dina, avait seulement ponctué le dialogue d’un chapelet de « Inch’Allah ».
Bien qu’assez floue, la conversation suffisait à conforter les informations que Vincent lui avait données au cours du briefing précédant son départ. Un séminaire entre barbus de premier plan, venus de presque tous les pays du Proche-Orient, se préparait ici, à Benghazi. Leur ennemi officiel allait mourir, dès que ses sujets révoltés l’auraient capturé. Et après lui ? Sur qui ces hommes forts de la Libye libérée et leurs affidés songeaient-ils à prendre « une victoire définitive » ?
Les renforts étaient sur le point d’arriver et d’aider Hichad à mettre la main sur le reste des renseignements nécessaires : la liste rigoureuse des protagonistes de la convention terroriste, la date et l’heure et, surtout, le lieu. Il devait fortifier son contact rapproché avec Dina qui, si elle n’était pas rencardée par son mari, recevait à dîner les lascars qui gravitaient autour de lui et entendait en les servant des bribes de conversations. Tout l’art d’Hichad consistait à la faire parler malgré elle. Entre deux câlins, ils échangeaient. Bien sûr, Hichad tenait son rôle d’informaticien brillant, plein de bons sentiments humanitaires.
De tous les Delta, il était incontestablement le meilleur comédien. Il savait se rendre expressif, causer avec l’intensité de ses yeux, prendre des airs naïf ou triste. Avec son sourire plein de dents bien blanches, il attirait la confiance et la sympathie. Et parfois davantage… Il lui semblait que Dina tombait peu à peu amoureuse, ce qui en ferait une alliée dévouée, prête à faire abstraction de sa peur, de son mariage… Pour la voir en toute discrétion et sans compromettre son QG, Hichad avait loué une chambre dans le sud de la ville, derrière un parc, loin de l’ONG mais proche de l’hôpital du 7 Octobre où Dina officiait. Elle se détournait de son trajet vers chez elle pour son rendez-vous avec Hichad.
Belle comme l’était sa première amoureuse, une Libanaise sanguine, Dina avait une bouche cerise et des fesses comme des pommes charnues. Son regard aux cils courbés plaisait à Hichad. Faire l’amour à cette brune printanière et goûtue n’était pas pour lui déplaire. Il caressait longuement son corps mat, ses seins lourds, et ses cheveux de jais, en lui posant des questions sur sa relation avec son mari. Elle confiait à son amant la manière dont son couple avait évolué, mal, au gré de l’actualité de la Libye.
D’abord, sous le régime de Kadhafi, ils avaient trouvé un modus vivendi. Lui enseignait l’histoire à l’université Garyounis et elle travaillait déjà à l’hôpital. Le couple était soudé par une complicité intellectuelle et leur refus du tyran. Raisonné et intelligent, Dalil pensait en progressiste. Attaché à la religion musulmane, il y puisait des enseignements qui éclairaient son cheminement d’homme sage. Mais la situation s’était tendue. Il avait été placé sous surveillance, avait même fait quelques jours de prison pour avoir dit tout haut ce qu’il pensait des cérémonies officielles qui s’étaient déroulées à l’université avec un défilé militaire et des hommages à Khadhafi qu’il trouvait grotesques.
Dans les geôles de la dictature, il avait rencontré un islamiste avec lequel il avait noué des liens étroits. Revenu chez lui, il était devenu ultrareligieux. Dina n’y avait d’abord pas prêté attention parce qu’elle avait supposé qu’il s’aidait de Dieu après l’épreuve. Mais sa passion pour l’Islam avait grandi de jour en jour et son caractère excessif avait fini par plonger sa femme dans l’incompréhension. L’attitude de Dalil envers elle n’était plus la même : il avait changé de ton. Désormais, il était dur, sec et autoritaire. Il s’était même mis à lui reprocher d’avoir un job, de gagner sa vie, ce qui, selon sa nouvelle vision du monde, ressemblait à de la prostitution. En fait, il voulait que sa femme se soumette, qu’elle apprenne à se taire et à obéir à son époux. Même sa façon de la baiser était modifiée. Il la prenait à la hussarde, avec mépris, avec dégoût. Avec lui, Dina se sentait sale maintenant.