La colère dans laquelle était Dalil ne pouvait s’apaiser que par le sang. Il cherchait à faire payer ses blessures d’homme libre et la mort d’un seul homme ne pourrait suffire d’ailleurs. Assassiner le tyran ne rachèterait pas les années de tortures. Il fallait plus, s’en prendre à ses complices, les États qui s’étaient prosternés devant son pétrole et sa politique d’opérette, ceux-là même que le djihad commandait de détruire.
Les opinions radicales de son mari, Dina ne les partageait pas. Elle se gardait bien de le contrarier et baissait toujours davantage la tête devant lui. Elle aurait voulu qu’il ne change pas et reste dans un Islam modéré et tolérant, qui ne lisait pas le Coran comme un manuel de répression des femmes. Maintenant, il opprimait son épouse, cherchait à l’enfermer et, s’il avait été moins occupé, il aurait employé son temps à la soumettre. L’ambiance se tendait toujours davantage sous son toit et Dina s’était mise à paniquer. Elle imaginait ce que Dalil ferait s’il apprenait pour Hichad… Il la tuerait certainement. Elle n’avait pas mauvaise conscience de tromper son époux dont elle haïssait l’autorité méchante et injuste, mais elle flippait. Elle était un peu plus anxieuse à chaque nouveau rendez-vous avec son amant.
Cachés
Mai 2011, Le Caire, Égypte
C’est Aymard qui s’en occupe. Dans la cache sous le plancher, il a prélevé deux glock 26 équipés du système laser guard LG 436 qui permet de viser précisément sa cible. Et, sous l’œil amusé d’Annie, a démonté soigneusement leurs deux caméras professionnelles avec un tournevis. Les deux agents conviennent, une fois de plus, que la Salle 12, le département d’invention des gadgets à la DGSE, aurait pu concevoir un assemblage plus ergonomique que celui-ci. Imperméables aux rayons, les engins comportent trop de petites pièces qui rendent l’opération délicate, donc trop longue. Éventrées, les caméras révèlent plusieurs niches creuses : une de la taille exacte, compacte, des glocks 26, seize centimètres en longueur, un peu plus de dix en largeur ; les deux autres destinées aux munitions.
Annie sert un café à Aymard pour lui donner le courage de reconstituer les caméras et vérifier le serrage des vis plusieurs fois. Le moindre espace, même infime, suffirait à percer la coque anti-rayons et les exposerait au risque de se faire choper. Parfaitement calme, Aymard manipule les petites vis avec précaution. Ses mains sont sûres. Sa consœur ne l’a jamais vu perdre son sang-froid ni cette confiance qu’il a en lui dans chacun de ses gestes. Cette sérénité impressionne Annie. Et l’émeut. Elle se rappelle s’être retrouvée avec lui à deux reprises dans des situations inflammables.
En Syrie, ils avaient été surpris en pleine surveillance vidéo d’un client du GIA soupçonné d’être impliqué dans l’attentat de 1995 au métro Saint-Michel. Deux militaires syriens s’étaient pointés discrètement par-derrière et leur avaient hurlé de sortir de leur bagnole. Blême, Annie était restée mutique, incapable de sortir le moindre prétexte, choquée par la brutalité de la surprise. Avec un flegme exceptionnel, Aymard s’était déplié et s’était mis à rire aux éclats. Interloquées, les forces de l’ordre qui s’apprêtaient à les menotter s’étaient arrêtées dans leur mouvement et avaient cherché à comprendre. Dans les quelques mots d’arabe qu’il pratiquait, il leur avait expliqué qu’il riait à cause du quiproquo. En effet, les policiers les prenaient pour des espions alors qu’ils étaient seulement les auteurs d’un documentaire sur les monuments religieux de Damas. Décidément, ils n’avaient pas de chance aujourd’hui, la lumière n’était jamais la bonne pour les images qu’ils souhaitaient faire de l’église byzantine de l’autre côté de la rue, ils avaient été obligés de patienter des plombes et maintenant ils allaient se retrouver en prison par erreur !
Annie observait son compère et ses interlocuteurs complètement absorbés par son histoire, le visage presque détendu, le sourire pas loin des lèvres. Ils avaient voulu savoir quelle télé idiote exigeait de ces pauvres étrangers qu’ils filment des façades, des murs, des bâtiments. Aymard avait embrayé en se plaignant de ce qu’ils avaient dû endurer depuis qu’ils étaient à Damas. La vie de documentariste, c’était pas la fête tous les jours. À cet instant, Annie se disait qu’il allait en faire trop s’il continuait à jouer son rôle de victime. En fait, il en avait déjà trop fait. Les flics syriens, envoûtés par son collègue, ne voulaient plus le lâcher et avaient insisté pour les emmener fumer la chicha avec eux. Ils avaient ainsi raté une soirée d’allées et venues dans la villa du suspect mais en avaient gagné une bien folklo, en évitant la case prison.
La bonne réaction au bon moment, c’est cela qui constituait la plus grande force d’Aymard et ce calme naturel, dans lequel aucun effort de contrôle n’était perceptible. Il tenait cette faculté d’avoir grandi dans les cités et d’avoir fréquenté les instructeurs du Service. À pousser au milieu des graines de taulards, des délinquants de tout poil, des armes diverses, du 9 mm à la kalach, des embrouilles les plus sombres, Aymard avait développé, pour survivre, un sens de la tranquillité. Il avait vu ses potes mourir à cause d’une seconde d’énervement. La violence au biberon l’avait rendu intelligent et sage. Il détestait la bêtise, les cons qui faisaient n’importe quoi avec des armes, s’entre-tuaient pour des raisons minables, un kilo de shit, une fille, une insulte, une paire de baskets.
Alors, il ne bronchait pas mais agissait vite et bien. Redoutable combattant, il avait ajouté aux entraînements de la DGSE des arts martiaux qu’il avait mélangés pour en faire une méthode personnalisée et… nucléaire. Les Delta, à chaque mission confiée à Aymard, déconnaient sur le fait que la cible était fort mal barrée. Ils l’appelaient « IronMan ».
Mais le plus impressionnant s’était produit sous les yeux grillagés d’Annie en Afghanistan. Ils étaient là tous les deux en mission pour buter un sous-fifre de Ben Laden, chargé de trouver des garçons perdus et de les enrôler dans des camps d’entraînement d’Al-Qaïda. Le pouvoir en Afghanistan était alors aux mains des Taliban et les opérations dans le pays étaient exclusivement assurées par les Delta.
Une femme avec laquelle Aymard entretenait un lien d’amitié amoureuse, d’abord intéressé, puis sincère, avait été exécutée, enceinte. Elle avait été accusée d’adultère par les Taliban, fouettée et condamnée à mort. Lapidée sur la place publique, devant Aymard. Sa consœur ne l’avait pas lâché du regard, craignant qu’il ne pète un plomb et empêche les barbares de tuer sauvagement son amie. Ses mâchoires s’étaient crispées jusqu’à fissurer ses dents, il avait mordu sa lèvre supérieure au sang. Des gouttes de sueur coulaient sur son visage et se mélangeaient aux larmes silencieuses qui naissaient de ses yeux plissés par l’effort de ne pas crier, de ne pas tuer tout de suite, en masse.
Annie n’avait jamais reparlé de cette séquence et avait même essayé de l’effacer pour n’en garder que le courage de son partenaire. Avec lui, tout se passerait bien à Benghazi.
Les moments en famille ne parvenaient pas à redonner à Cyprien sa sérénité. Pourtant ses deux fils, aimants, et sa femme, douce et reconnaissante, l’entouraient d’une gangue de chaleur qui aurait dû l’envahir.
Comme un serpent de glace en lui. Il se prépare, remet sa veste, prend son écharpe vert sapin, mais à contrecœur. Confusément, il sent que le développement qu’il lui faudra énoncer tout à l’heure dans le bureau du président ne fera qu’accentuer son malaise au sujet de l’opération « Qui vive ». Il est dans l’obligation de tenir au courant de l’action des Delta son supérieur direct. Le process est le même depuis la création de la Cellule en 1995.