Выбрать главу

Cyprien rend des comptes au président seulement, et ce, deux fois par semaine. Le reste du temps, l’agent de liaison a le droit d’occuper un bureau vide dans une aile de l’Élysée où personne ne le connaît, où il ne connaît personne. S’il arrive que certains s’interrogent sur le passage de cet homme en cravate ou écharpe verte, la réponse, vague, décourage la curiosité : « Des missions ponctuelles. » De quelle nature ? « Allez savoir. »

Il venait de prendre les rênes de la base secrète de Cercottes à Orléans quand Vincent avait voulu monter la Cellule. L’initiative de son capitaine lui avait paru couillue et il l’avait cautionnée, mieux, lui avait donné son existence officiellement officieuse. Ça l’arrangeait, la Cellule allait renforcer son pouvoir exécutif et ses relations avec le président de la République. Son pouvoir s’en trouverait accru.

Combattif, rompu au terrain et aux guerres politiques qui se gagnaient dans les corridors, Cyprien ne s’étonnait plus de rien mais s’efforçait de tout anticiper. Pour avoir vécu les situations les plus désagréables pendant sa carrière déjà bien entamée, à presque soixante-trois ans, il prévenait les risques.

Saint-Cyrien, il avait ensuite intégré le 8e Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine, à Castres où il avait commandé les chuteurs opérationnels, les GCP. Il avait postulé pour les nageurs de combat du Service Action de la DGSE basé à Aspretto et avait été accepté. Il avait eu la chance, car il s’agissait d’une gratification, d’être appelé en 1985 à participer à l’opération Satanic, appelée plus communément Rainbow Warrior.

Cyprien faisait partie de la troisième équipe. Celle dont personne n’avait jamais parlé, celle dont on ignorait l’existence, pourtant déterminante, dans l’action. La première équipe, le faux couple de touristes Turange, était sur place depuis un certain temps pour préparer l’opération. La deuxième était arrivée de Nouvelle-Calédonie sur l’Ouvéa avec, dans ses cales, les explosifs destinés au Rainbow Warrior. Avec un autre nageur de combat, Cyprien les avait réceptionnés sur le voilier qui mouillait dans la baie et acheminés jusqu’à la coque du bateau de Greenpeace où il les avait posés. Il avait bien fait le job, le boum s’était produit. C’est après que la situation avait échappé au contrôle des services. La première équipe s’était fait gauler. Tout simplement parce que, d’après le protocole, elle n’aurait pas dû rester sur zone.

Après avoir accompli sa partie de la tâche, la préops, elle aurait dû disparaître. Mais elle avait fait le relais et attiré l’attention à force de se montrer dans le coin depuis trop longtemps. Une bonne leçon pour les agents et leurs supérieurs qui prenaient des libertés avec les règles de sécurité basiques sur une opération.

Cyprien s’était attristé de cet échec et avait plaint les victimes de ce dysfonctionnement. Bien que dévoué corps et âme à la République et à son président, il leur en avait voulu d’avoir tout bonnement abandonné ses soldats, d’avoir balancé leur nom, de les avoir jetés en pâture aux journalistes pour se dédouaner. Il était formellement interdit de trahir l’identité des agents. Le pouvoir avait franchi une ligne.

La campagne médiatique dans la foulée de l’affaire avait choqué Cyprien par son débordement de mensonges. Lui savait que la responsabilité incombait au pouvoir politique, aux donneurs de l’ordre de couler le bateau des gêneurs de Greenpeace.

Sa foi en la patrie et sa loyauté envers ses chefs avaient, cette fois-ci, été mises à l’épreuve. Intérieurement, il avait lutté contre sa révolte bien légitime. Son épouse lui avait demandé de ne rien faire de préjudiciable à sa carrière quand elle l’avait vu hors de lui et affligé. Elle avait ajouté qu’il devait rester le bel exemple qu’il était et avait toujours été pour ses enfants. Touché par le dernier argument, il avait choisi de l’écouter et de ranger sa colère hors de portée.

Un moine-soldat, un honnête homme, travailleur et irréprochable, c’était le visage qu’il présentait aux autres. Étranger aux plaisirs, il se comportait en bon chef de famille et de soldats. On ne lui prêtait, d’ailleurs, aucun vice, pas même celui dans lequel le commandement et les exploits militaires font souvent tomber : l’orgueil.

Sa fonction d’homme de l’ombre l’avait finalement maintenu dans une humilité et une élégante discrétion. Il était un lien inamovible entre les pouvoirs, celui qui passait l’arme, la Cellule Delta, dans les mains élues. Alors qu’il avait vu défiler quelques présidents, il gardait hermétiquement les secrets de chacun d’eux. Il ne trahissait pas et se mettait au service du nouveau président sans jamais évoquer le passé, les précédents, ni l’avenir, les prochains. Être la silhouette des présidents n’inspirait à Cyprien aucune espèce de fierté, mais une conscience aiguë des responsabilités.

Il rendait compte des activités de la Cellule Delta, du déroulement de ses opérations, et plus généralement des mouvements souterrains aux stratégies géopolitiques des pays sensibles pour la France, c’est-à-dire accueillant potentiellement des groupes armés fort mal intentionnés. Enfin et surtout, il obtenait le feu vert ou pas du président pour déclencher des opérations.

En l’occurrence, le président était d’accord avec « Qui vive » mais il ne mesurait pas, n’ayant pas tous les éléments, les risques de cette opération. Aujourd’hui, précisément, Cyprien allait les lui apporter et c’est ce qu’il redoutait… Devait-il craindre un revirement ? Allait-il devoir appeler Vincent et lui ordonner, à contrecœur, d’abandonner ?

Palais

Mai 2011, Paris, France

En sortant de son immeuble, il frissonne malgré la température tempérée et grimpe, soucieux, dans la Safrane noire. Son chauffeur, Hector, lui trouve mauvaise mine et se permet de lui conseiller de se reposer. « Après tout, ajoute-t-il, on est dimanche ! » avec l’air de comprendre soudainement que lui non plus ne devrait pas travailler le week-end mais rester avec ses gamins qu’il ne voit qu’une semaine sur deux.

Cyprien entre toujours côté Marigny pour ne pas se faire remarquer… Seize heures trente précises. Le conseiller spécial de l’Élysée l’informe que le président le recevra bientôt. Celui-là semble plutôt antipathique. On dirait qu’il est de mauvaise humeur ou qu’il n’apprécie pas d’introduire auprès du chef de l’État un homme dont il ne sait toujours pas qui il est. Apparemment, il déteste ne pas être mis dans la confidence, il en éprouve un sentiment d’exclusion qui froisse son ego.

Avec ses lunettes et son regard chafouin, le monsieur n’inspire pas les meilleurs sentiments à Cyprien. Il le voit déambuler entre le bureau du président et celui de la secrétaire. En fait, il observe, discrètement croit-il, ce bonhomme qu’il a croisé trop souvent dans les couloirs du Palais.

Enfin, Cyprien est invité à entrer. Le président, derrière son bureau, paraît lui aussi fatigué et préoccupé. Ses cernes et ses traits tirés le trahissent. Des problèmes en France, une situation européenne et internationale tendue, les ennuis sont légion. Avec la meilleure volonté du monde, il se retrouve dans l’incapacité de résoudre la moitié d’entre eux. Là, il a plutôt le sentiment d’être en position défensive et d’agir pour éviter que les problèmes ne s’aggravent, voire se multiplient. D’habitude, il est plus jovial, un large sourire lui fend le visage quand Cyprien passe le pas de sa porte. Aujourd’hui, il n’en a pas le cœur. Il se doute, en outre, que son zélé colonel ne s’est pas déplacé pour discuter de sujets légers, de femmes ou de cinéma. Cyprien respire. Il craint de déprimer un peu plus son chef. Il voit bien son abattement, ne voudrait pas l’accroître. Pourtant, il est de son devoir de le tenir au courant, de lui dresser un tableau complet des enjeux et les grandes lignes de l’action en cours. Préparer le président pour qu’au moment voulu, il soit en capacité de donner son feu vert à l’opération.