— Alors cher ami, quelles nouvelles m’apportez-vous des poudrières ? Bonnes, je suppose !
Le président s’esclaffe. Puis, il reprend son sérieux et interroge Cyprien :
— Sérieusement, que se passe-t-il pour nous là-bas ?
— Ceux qui ont pris le pouvoir en Égypte et en Libye ne nous aiment pas beaucoup. La position littorale de la Libye est stratégique pour ces types dont le seul but est de nous détruire.
— Je croyais que nous avions agi en Libye pour avoir des influences sur les prochains gouvernants ?
— Ce n’est pas si simple, le CNT n’est pas structuré, délimité ni constitué uniquement par des hommes raisonnables. Certains sont de vrais démocrates qui voudraient rendre au pays ce qu’il mérite, une vraie liberté qui s’appuierait sur des droits rendus aux citoyens. D’autres voudraient un pouvoir religieux et parmi eux, certains sont des islamistes purs et durs qui rêvent d’un khalifat. Les Libyens ont été bousillés par toutes ces années de régime dictatorial et donnent leurs dernières forces pour retrouver Kadhafi et le supprimer. D’autres, des étrangers, plus forts, plus réfléchis, ont commencé à prendre le volant. La révolution s’est faite depuis le Qatar. Les Frères Musulmans, depuis l’Égypte, ont aussi aidé les Libyens et les chefs du Hezbollah veillent. Bref, les islamistes ont placé leurs pions, avec au milieu les lieutenants d’AQMI. La Libye présente pour eux une foule d’avantages…
— L’accès à la mer, donc…
— Oui, mais pas seulement. En effet, plus facile maintenant pour les djihadistes de remonter vers l’Europe…
— La France ?
— En priorité. Nous savons depuis des années que la France est un objectif essentiel pour les islamistes. Nos amis du GIA ont fait des petits… En 1994, ils voulaient rayer Paris de la carte. Aujourd’hui, nous avons des informations recoupées qui nous incitent à penser qu’ils cherchent à organiser un 11 septembre français, plus meurtrier encore si possible.
— Vous êtes en train de me dire que la révolution libyenne peut faciliter leur plan ?
— Assurément. Parce que, maintenant, on est certains qu’ils sont armés.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que l’équipe du CNT, noyautée par les intégristes, a mis la main sur l’arsenal très riche de Kadhafi.
— En effet…
— Nous avons connaissance d’une réunion qui devrait se tenir très prochainement en Libye et qui rassemblera quelques chefs de file d’AQMI. Les chefs ou leurs lieutenants des principales formations islamistes du Proche et Moyen-Orient seront là. Et, bien sûr, nous sommes sur le coup car nous pensons qu’ils veulent coordonner des actions en vue de radicaliser tous les mouvements intégristes autour de la Méditerranée.
— Pourriez-vous être plus explicite ?
— Nous sommes déterminés à couper des têtes mais…
— Mais ?
— Ce ne sera pas évident. Ils sont retors et ils sont au courant que nous les avons à l’œil… Surtout, ils sont nombreux.
— Vous avez combien d’hommes sur cette histoire ?
— Cinq, et des aides annexes sur place pour les renseignements.
— C’est peu, non ? Pourquoi pas plus ?
— Mes hommes, je ne vous apprends rien, en valent trente. D’ailleurs, je n’en ai pas plus. Et puis, dans la mesure où nous n’agissons pas officiellement, il est toujours compliqué de déployer des bataillons.
— D’accord, faites au mieux comme toujours, je vous fais confiance.
— Merci, monsieur le président.
— Avons-nous fini, Cyprien ?
— Si vous l’estimez, oui.
— En effet. Merci pour ce brief, je vais réfléchir à tout ça. Ne manquez pas de m’informer très régulièrement.
— À votre service, monsieur le président.
Cyprien quitte le Palais à moitié satisfait de son entrevue avec le président.
Il s’attendait à plus de curiosité de sa part sur les tenants et les aboutissants de l’opération. À aucun moment il n’a essayé de savoir qui exactement était attendu à la petite fête de terroristes. Le militaire avait souvent rencontré l’indifférence ou l’intérêt limité pour l’action des Delta. Il savait l’interpréter. Les présidents voulaient savoir sans savoir. Et ce désir paradoxal se soldait par un intermédiaire : ils en sauraient le minimum, les grandes lignes. Les détails sordides, violents, honteux ou ceux susceptibles de créer une trop grande inquiétude, étaient priés d’être tus dans les rapports que faisait Cyprien.
La géopolitique, d’accord, les enjeux, les alliances, les stratégies, d’accord aussi, mais les victimes collatérales, les blessés, les lâchés, les oubliés, les morts, mieux valait les enterrer sans les signaler là-haut, dans les salons feutrés de l’Élysée.
Finalement, comme pour les gens ordinaires, les agents choisissaient de ne rien dire aux sommets afin de les laisser dormir le peu d’heures qui leur restaient pour se reposer… Comme ça, ils pourraient dire qu’ils ne savaient pas…
Armés
Mai 2011, Benghazi, Libye
Le paysage monotone et désertique lasse les deux journalistes. Mille trois cents kilomètres du Caire jusqu’à Benghazi, entourés de roches sèches et de sable. Avec une escale, en chemin, pour dormir un peu, manger et se doucher, à Tobrouk. Le port a le charme de ces lieux qui n’ont d’autre vie que celle de leur légende. Étant donné le contexte explosif du pays, personne ne s’aventure plus ici.
Sur la route, Julie et Miguel ont eu le temps de préparer leur reportage. Établir la liste de ce qu’ils voulaient obtenir en images et en contenu, planifier leurs premières heures sur place pour perdre le moins de temps possible, se répartir les tâches, penser déjà leur sujet. Le brief du rédac-chef à France I avait été tellement vaseux et prétentieux qu’ils s’étaient, une fois encore, marrés. Ce type était décidément le journaliste le plus fat et incompétent qu’ils aient croisé. À croire qu’il s’agissait d’un faux rédac-chef ! Il n’avait même pas été capable de leur dire : « Montrez-moi la liesse après la chute du tyran et la manière dont le pouvoir se réorganise pour l’avenir. » Quand ils croisaient des collègues qui, comme eux, couvraient l’actualité internationale, ils inventaient de faux sujets de reportages pour rire et illustrer un fait de notoriété publique dans le milieu des médias : leur rédac-chef était un idiot.
En fait, ils comptaient surtout s’attarder sur la partie réorganisation du pouvoir, l’après-Kadhafi. Bizarrement, le sujet, moins photogénique et impressionnant, présentait à leurs yeux un intérêt immense. Double. Ils pourraient approcher ainsi des têtes du CNT et les observer d’un peu plus près, interpréter leur discours. Les sentir, faire connaissance avec leur chair…
À Benghazi, on aurait pu croire que le monde entier s’était donné rendez-vous. Ça grouillait, journalistes locaux et internationaux débarqués pour couvrir l’actualité, opposants au régime de retour au pays… Il y avait eu autant de morts que de nouveaux arrivants. Le plus important pour Julie et Miguel était de ne pas être les seuls blancs, les seuls Occidentaux du coin, histoire de n’être pas trop visibles. Le chaos qui régnait dans la ville était aussi à leur avantage. La mort de l’ordre ancien et le jaillissement qu’elle provoquait avaient retourné le pays qui bougeait comme un milk-shake. Toute la population était dehors pour profiter de ces heures convulsives.