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De la Libye, Aymard ne connaissait pas les villes mais avait entendu parler du désert par des anciens du Service Action qui, dans les années soixante-dix, avaient surveillé et attaqué les bases arrière de l’OLP et de l’IRA. Ce pays, décidément, avec ses vastes étendues de sable, avait abrité beaucoup trop de terroristes.

*

La voiture longe un des lacs verdoyants devant et bétonnés derrière qui arrêtent la mer. Malgré l’heure matinale, il fait déjà chaud en ce début avril. Quelques nuages fins zèbrent un ciel d’un bleu implacable. Julie et Miguel s’arrêtent devant un bâtiment dont la hauteur et les vitres teintées marron de la façade indiquent clairement qu’il a été construit dans les années soixante-dix, à l’époque où Mouammar Kadhafi ressemblait à un jeune premier et exerçait son pouvoir de séduction sur les Libyens et le reste de la planète. Sur les côtés blancs de l’édifice, il est écrit « hôtel Tibesti ». Dès l’entrée, Julie et Miguel notent que l’intérieur aussi est d’époque et que le lieu est le QG des médias opulents. Les autres médias, eux, nichent à l’hôtel Ouzo, de l’autre côté de la baie. En fait, leur dit un compatriote, l’attrait de ces deux hôtels, c’est leur connexion Internet. Ailleurs, il est beaucoup plus difficile de travailler.

Pour récupérer la clé de sa chambre, il faut faire la queue comme dans les voyages organisés que Julie a bien connus… Elle déteste attendre. Leur ressource la plus précieuse en mission, c’est le temps. Les actions ne doivent jamais s’éterniser. Être furtif, être fluide pour ne pas être saisi. Ils s’installent, en attendant, dans de grands canapés dignes des intérieurs dans la série américaine seventies, Dallas. Autour d’eux, des journalistes surexcités et des conversations à très haute voix qui se chevauchent. Une vraie volière. Sur leur gauche, deux femmes, l’une vraisemblablement maghrébine, l’autre anglaise, échangent, elles, à voix basse.

Aymard n’est pas étonné : les bonnes infos circulent souvent en sourdine entre les journalistes. Quand on tient un scoop, la discrétion est de rigueur. Alors il tend l’oreille pour capter des bribes, au moins. D’autant que la plus brune des deux, il lui semble la connaître sans avoir l’impression de l’avoir croisée dans un contexte professionnel. Ces yeux noirs étirés, ces cheveux brillants, même ce parfum lui sont familiers. Il vient d’entendre son prénom prononcé avec l’accent anglais, Mouna. Peu à peu, l’audition d’Aymard s’habitue au chuchotement. Il saisit quasi la totalité de ce qu’elles se racontent :

— Non, cette révolution, encore une fois, est manipulée. Certains loustics suspects qui gravitent dans le CNT paraissent très intelligents…

— La manière dont ils ont convaincu le monde entier…

— De leur innocence et de leur bonne foi…

— Ce qui est clair maintenant, c’est qu’ils ont joué la carte de la victimisation pour que des frappes internationales soient décidées et qu’ils puissent prendre le pouvoir.

— C’est pas plus mal, même si les motifs sont louches.

— Pour voler ce qui les intéresse…

— Les armes.

— Tu sais, au CNT, il y a de tout. J’ai remarqué qu’ils ont des stratégies de combats qui me font penser à celles du GIA avec lesquelles j’ai frayé autrefois…

— Ah oui, tu es algérienne ?

— Oui, et c’est une longue histoire. Je te parlerai de ça une autre fois.

— Tu veux trouver quoi ici ?

— Une cohérence.

— Je ne comprends pas.

— Je veux arriver à départager ce qui est spontané de ce qui est programmé dans cette révolution. Distinguer dans tout ce bazar les véritables enjeux de ce qu’il se passe ici, tu comprends ?

— Oui, mais fais gaffe quand même, si tu commences à chercher du côté des ramifications du même genre que le GIA, tu t’exposes aux emmerdes…

— Pourtant, il faut que je sache, c’est important pour l’avenir de savoir dans quelles mains est passé ce pays.

La conversation des deux femmes avait passionné Miguel qui essayait de signifier à Julie de se taire pour le laisser s’y absorber. L’évocation du GIA, il la connectait à cette sensation qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir, de la connaître, la Mouna en question. Il finirait bien par préciser son intuition.

Pour l’instant, il replongeait dans des histoires qui le ramenaient à la fin des années quatre-vingt-dix, quand lui et les autres Delta faisaient la chasse aux méchants du GIA en pleine sale guerre algérienne. Il se rappelait surtout la montée en violence et l’intensification de leurs actions spéciales. Après l’assassinat atroce des moines de Tibhirine, l’ambiance avait changé. Ils ne feraient plus de quartier, ils redoubleraient d’efforts pour effacer ces mecs. Une espèce de fureur s’était emparée de la DGSE dans son ensemble. Au Service Action, ils avaient glané des informations dans tous les sens. L’ensemble des agents avait été réquisitionné. Une fois les dossiers montés, les Delta les récupéraient pour opérer. Ils neutralisaient les cibles indiquées par Cyprien.

Un désir de vengeance s’était propagé au sein des services. Et eux, les Delta, avaient tout fait pour le satisfaire, brutalement, mais finement. Il n’était pas question de supprimer les terroristes directement et de les inciter ainsi aux représailles. Non, la méthode consistait, le plus souvent, à aider les ennemis de ces terroristes, à les armer, les renseigner et, en dernier lieu, les pousser à tuer, ce qui nécessitait, à vrai dire, assez peu d’efforts. En outre, ils avaient remarqué que le bénéfice supplémentaire de cette façon de faire était la radicalité avec laquelle les exécutants algériens faisaient le job. Ils se contentaient rarement d’un seul mort. Son entourage succombait généralement avec la cible. Ils éliminaient en moyenne une dizaine de personnes, comme pour être sûrs que leurs adversaires ne repousseraient pas.

Julie, qui s’ennuie de ne pas pouvoir parler avec son compère, fait des allers-retours à la réception pour s’assurer qu’on ne les a pas oubliés et qu’ils obtiendront bien une chambre, très bientôt, espère-t-elle. Enfin exaucée, elle va chercher, guillerette, Miguel, un peu déconcentré par sa cascade de souvenirs et l’odeur de Mouna.

Quand il se lève, elle lui jette un regard et il perçoit sur son visage une réaction de surprise. Elle aussi paraît le connaître. Ils se sont déjà vus. Mais où et quand ? Miguel pressent qu’il est urgent qu’il se le remémore.

Double-jeu

Mai 2011, Benghazi, Libye

Dina donne à Hichad trop peu d’informations sur son mari, lequel évite de parler devant elle ou, quand il le fait, transforme ses phrases en énigmes. Il insiste, en finesse. Afin de justifier sa curiosité, il amène le sujet en le centrant faussement sur les difficultés de sa situation conjugale, les activités qui influeraient sur le comportement de Dalil, sa violence et la haine de sa propre femme. Mais elle peut difficilement lui confier ce qu’elle ne sait pas. Par contre, à l’hôpital, sans faire exprès, elle entend souvent des choses intéressantes. Les gens se livrent aux infirmières et ne se gênent pas pour discuter librement devant elles avec les proches qui leur rendent visite. Ils évoquent la situation, racontent comment ils ont été blessés, critiquent ou encensent tel ou tel personnage public libyen, pleurent en faisant allusion aux crimes de Kadhafi beaucoup plus nombreux que prévu, se réjouissent aussi ou s’inquiètent du futur. La ville entière, en fait, défile à l’hôpital et déverse des renseignements et des émotions.