À Hichad, elle raconte ses journées, se délestant ainsi de ses doutes, de ses angoisses, des histoires trop lourdes et, tout à l’heure, elle lui a donné un détail qui a fait mouche. Elle a mentionné l’un de ses malades, un Libyen diabétique, Ariuc, à qui il avait fallu couper une jambe et qui se vantait auprès d’elle de gagner beaucoup de fric. Par politesse, elle avait fait semblant de s’intéresser en demandant comment. Il avait balancé qu’il avait trouvé avec deux de ses amis une des caches d’armes de l’ex-dictateur et qu’il touchait un pourcentage sur les ventes. Dina avait ri en imaginant un genre d’hypermarché où des familles mettaient des armes dans des caddies. Le business, en réalité, se faisait plus discrètement. Et dans les clients, il y avait de tout, avec des plus ou moins gros moyens. L’unijambiste, lui, s’excitait dans son lit, avait l’œil qui brillait quand il disait « gros clients, des huiles ». Il insistait, pour se mettre en valeur, sur le montant des sommes, faramineuses selon lui. Dina le félicitait pour ces succès et lui souhaitait sincèrement de pouvoir ainsi s’acheter une prothèse à l’étranger. Pour l’infirmière, il s’agissait uniquement d’une anecdote tragi-comique, mais pour son amant, c’était du miel. De ce bouffon mutilé, il pourrait obtenir des détails sur ce que contenait l’arsenal de Kadhafi et, mieux encore, apprendre l’identité de ses nouveaux propriétaires.
La réactivité d’un Delta était élevée. Hichad avait laissé partir sa maîtresse et s’était dirigé aussitôt vers l’hôpital. Sous la visière de sa casquette, il passait en revue tous les malades du troisième étage. La climatisation était cassée depuis longtemps dans les pièces grises, et un ventilateur sur trois tournait mollement au-dessus de pauvres lits déglingués aux draps pas très nets. À Benghazi, ils n’avaient pas encore reçu d’aide et l’hôpital débordait. Les médecins et le personnel soignant géraient trop de malades avec du matériel défaillant, des pénuries sérieuses d’analgésiques, de compresses… et des conditions d’hygiène qui n’étaient plus tout à fait aux normes.
Ariuc était caché derrière un rideau troué. Il somnolait, la bouche ouverte. Dans son arabe le plus civil, Hichad salue le malade qui se réveille en sursaut et regarde, éberlué, son visiteur. Pour dissiper rapidement la méfiance d’Ariuc, Hichad annonce la couleur. Des armes, on lui a dit que le meilleur interlocuteur pour des armes de qualité, il l’avait en face de lui. L’autre paraît gêné et voudrait savoir qui est « on ». Mais Hichad explique qu’en bon Libanais, il compartimente le business. Et ajoute : « Il n’y a rien à savoir, j’ai besoin d’armes pour aider des amis en dehors du pays, point barre. Si vous pouvez m’en vendre, on continue à discuter, sinon, je m’en vais, c’est simple, très simple. »
Le ton sec et les arguments ont porté. Ariuc scrute le Libanais et semble songer : « Avec toi, je vais gagner de l’argent. » Il lui propose de repasser le lendemain, le temps pour lui de prévenir ses fournisseurs et d’organiser un rendez-vous hors de l’hôpital.
Hichad se satisfait de ce cadeau fait malgré elle par Dina. Il lui faut passer l’information à Vincent, resté à Cercottes pour préparer l’action. Et avec l’acheteur, ne pas donner l’impression de vouloir tout prendre, d’aller à la pêche aux infos, rester précis. Avec qui Ariuc marche-t-il ? Se contente-t-il de faire du blé en écoulant un stock d’armes ou milite-t-il ? Il parle trop pour être un islamiste sanguinaire. Son rôle dans le trafic doit être circonstanciel.
Réminiscence
Mai 2011, Benghazi, Libye
La chambre du Tibesti ne dépareille pas. Elle est restée dans son jus pendant toutes ces années, l’odeur, en plus de la décoration, en témoigne. Humidité, tabac froid, poussière des moquettes, vieille sueur, des effluves se mélangent et écœurent l’étranger qui a le malheur d’y loger. « Dis, Aymard, rassure-moi, nous y passerons le moins de temps possible dans cette chambre, hein ? »
Annie supportait mal les agressions olfactives. C’était son tour de démonter les caméras et c’est assurément cela qui la mettait d’une humeur de dogue. Et d’avoir attendu en bas, pour ça ! Ils se trouvaient au 7e étage et bénéficiaient d’une vue panoramique sur Benghazi, totalement floutée par la saleté sur les vitres, du sable collé et sédimenté. Après avoir vérifié qu’aucun micro n’était planqué, Aymard regardait les immeubles ocre et beiges qui s’étendaient loin et donnaient à la ville son côté vétuste. Et essayait de repérer mentalement l’endroit où ils rejoindraient Hichad, plus tard. À Cercottes, avant de partir, il avait appris Benghazi par cœur. Un GPS vivant. Il lui fallait à présent connecter sa 3D avec celle de la ville. Maintenant qu’il était là, il serait informé de la localisation des types à surveiller. Comme souvent, des mecs de la DGSE fournissaient des éléments importants, ils nourrissaient les dossiers des cibles.
Là, ils avaient fait un repérage quinze jours plus tôt et attestaient de la présence de certains islamistes qu’ils avaient dans le collimateur. Les informations étaient bien souvent incomplètes mais permettaient de commencer à circonscrire l’action. L’ambassade apportait également des éléments utiles, une température. Parfois aussi, elle était dépassée par les événements. Comme en Algérie, dans les années les plus dures.
Tout à l’heure, Mouna avait établi un lien entre le GIA et des individus du CNT, comparant leur méthode. Elle n’avait pas tort. Certaines factions du GIA avaient disparu, supprimées le plus souvent par d’autres ou dissoutes quand leur chef venait à disparaître accidentellement. Les proximités que la Cellule avait observées entre les Frères Musulmans et les restes des groupes de combat algériens inquiétaient Aymard. Ils avaient consacré leur jeunesse à coller au train du GIA pour l’éliminer mais, semblait-il, avaient échoué. Tels les cafards, ils survivaient, voire se multipliaient quand on essayait de les buter. Ils n’avaient pas hésité à fusionner avec leurs frères d’AQMI afin de poursuivre leur entreprise de destruction. Encore plus qu’hier, ils avaient la rage. Ils avaient fini par apprendre la part active que prenaient les services français à la guerre qui les décimait et étaient fermement décidés à prendre une revanche sur eux.
Depuis le début des années deux mille, les Delta regardaient derrière eux et s’assuraient que ne s’y trouvait pas un Algérien mal intentionné. Le GIA ne pardonnait jamais ses morts et vous accrochait le mauvais œil pour l’éternité. En particulier, ils n’avaient pas encaissé l’assassinat de Djamel Zitouni. Chef avéré du GIA qui venait d’être évincé, il représentait pour les Français un ennemi majeur, responsable notamment de la mort des moines. La Cellule avait été renseignée sur les déplacements qu’il effectuait dans sa région, Médéa. Et, par des informateurs, avait appris qu’à l’intérieur du GIA, certains voulaient sa peau. Aymard avait été envoyé pour prendre contact avec les comploteurs, le groupe des djaz’aristes que Zitouni avait persécuté. C’était la première mission d’Aymard au sein des Delta. En solo, qui plus est. Un semi-dépucelage. Il avait mis plus d’une fois les pieds en Algérie dans le passé. Il coursait les méchants du GIA depuis quelques années déjà au Service Action… Cette fois, c’était différent, il ne se contenterait pas d’additionner des renseignements sur les cibles mais les tirerait.