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Il avait rencontré les dissidents dans un bar pourri de Bab-El-Oued à Alger et s’était rendu compte qu’ils n’en étaient encore qu’au stade de l’intention. Rien n’était planifié. Après une quinzaine de minutes, Aymard avait fait avancer la discussion. Il avait suggéré une embuscade et expliqué sur la table en se servant des verres et des bouteilles comment il voyait le dispositif. Bloquer devant, puis derrière et arriver latéralement, c’est ce que le Delta avait l’habitude de pratiquer. Devant l’apathie de ses interlocuteurs, il s’était montré encore plus concret. De combien d’hommes pouvaient-ils disposer ? Il leur avait garanti l’aide logistique. Il fournirait les armes.

Le piège a été programmé avec minutie. Aymard ne sent pas les djaz’aristes. En conséquence, il a pensé tous les cas de figures possibles. Des plans A, doublés de plans B, et même parfois de plans C. Il n’a pas lésiné. De ses alliés d’un jour, il ne peut se passer. Il lui faut un responsable officiel à l’assassinat et une proximité plus grande avec la cible. En parfaits frères ennemis, les djaz’aristes sont rencardés sur les faits et gestes de Zitouni. Aymard savait tout de ses habitudes, c’était réglé ; car, comme on dit dans la boîte, les habitudes tuent ! Il suffit de choisir son heure.

Aymard est nerveux. Toujours comme ça avant une opération. Il est tendu, aiguisé et ne gaspille pas une once d’énergie. Il travaille à resserrer ses forces, à respirer pour se mettre dans un état d’éveil maximum. Un des instructeurs d’Aymard au Service Action, Philippe, lui donnait l’image d’un volume d’eau réparti dans un bassin mais qui, pour trouver sa puissance, doit se canaliser. Le moment précédant la mission ou le moment délicat était ce tuyau dans lequel faire passer de la matière molle pour la vivifier. Il répétait « ne pas parler avant, garder sa voix à l’intérieur et se guider ».

Quand il était adolescent, dans sa cité, avec quelques lascars, ils avaient l’habitude de piquer des deux-roues en ville. Les descentes se finissaient souvent mal à cause de leurs engueulades. Ils n’étaient jamais d’accord et commençaient par s’embrouiller avant d’avoir atteint la rangée de scooters. Le ton montait, les insultes fusaient, les coups partaient et la baston cessait quand un habitant de l’immeuble au-dessus gueulait par la fenêtre en menaçant d’appeler les flics. Lui, Aymard, évitait de prendre part à l’engueulade dont il ne comprenait pas même le motif. Une seule fois, il avait été forcé de réagir. L’autre blanc de leur petite bande de délinquants l’avait provoqué, il marchait devant lui sous les réverbères et se foutait de sa gueule : « Tu flippes, hein ? Tu dis rien parce que tu te chies dessus, vas-y, dis-le… » Au bout de la cinquième fois, il avait bougé, sans s’énerver vraiment, calmement. Avec une économie de gestes, il l’avait fait taire.

Un coup de boule abrupt et efficace. Ça l’avait étonné lui-même d’être capable d’un tel réflexe. Il avait senti sous la pression de son front le craquement du nez, les os se briser en petits morceaux. Et dans sa tête, trop de sang, trop de chaleur. Plus personne n’avait jamais osé le titiller, il avait imposé le respect une bonne fois pour toutes. Plus tard, le gamin auquel il avait cassé le nez s’était pris une balle dans un affrontement entre bandes rivales, il était mort.

Juste après, Aymard avait quitté Aubervilliers définitivement. Il avait laissé ses parents dans leur boulangerie et leur petite vie médiocre, il avait abandonné l’absurdité des immeubles où ses copains mouraient avant de s’être battus ou pourrissaient lentement dans leur béton.

L’armée, elle, était neutre. Il suffisait d’écouter, il était si facile de ne pas avoir à parler, et de se fondre dans une masse. Aymard aimait les individus mais pas les individualités. La seule façon d’exister était le groupe, le collectif, la somme des autres et de soi. Dans les fumées sales de sa banlieue, la vie ne pouvait pas se passer des autres. Sans les potes, il n’y avait rien. Eux aussi, pourtant, il les avait abandonnés à leur sort certain, sans état d’âme. Lui, il s’en sortirait, il ne finirait pas alcoolique, il ne serait pas l’un de ces vieux gars abîmés qu’il voyait s’éterniser dans les bars autour du métro de la mairie d’Aubervilliers. Il ne mourrait pas lentement sans avoir eu le temps de vivre.

Un regard

Juillet 1996, Médéa, Algérie

La route sillonne à travers des collines séchées par le mois de juillet avant de redescendre dans une gorge qui longe le lit d’une rivière évaporée. C’est là bien sûr qu’ils peuvent se dissimuler et attendre que les deux voitures se montrent. Ils savent que Zitouni passera par là. Ils ignorent par contre qui sera avec lui, combien ils seront. Dans le doute, une petite armée s’est déployée. Ils attaqueront par le haut, depuis les corniches, et par le bas, en sortant des excavations.

Deux voitures se pointent au loin, annoncées par un observateur. Au fur et à mesure qu’elles se rapprochent, leurs passagers se précisent. Huit personnes, en tout. Huit futurs cadavres.

Ils sont là, maintenant. Les tirs sont déclenchés. Les pneus crevés, les véhicules arrêtés, les hommes qui sortent pour répliquer s’accroupissent contre les portières ouvertes. Les pare-brise s’étoilent d’éclats, les balles bouillonnent dans l’air et le bruit des AK 47 offerts, à regret, par Aymard, s’étoffe avant de décroître. Les résistances tombent l’une après l’autre. Cinq hommes du convoi pissent déjà le sang par terre. Un autre se sert du corps d’un de ses acolytes dont la poitrine est lardée de projectiles pour rester en vie quelques secondes de plus. Il finit par tomber, lui aussi, et les tireurs embusqués notent que le calcul n’est pas bon. Deux silhouettes demeurent dans l’une des Peugeot. Une assez grande, une beaucoup plus petite.

Aymard avait négocié avec ses compères d’être celui qui tuerait Zitouni. L’honneur de la France qui, pour lui, constituait une valeur fondamentale, avait été bafoué. Ce sale enfoiré de terroriste leur avait gâché la vie et avait assassiné de sang-froid et d’une manière épouvantable de pauvres religieux innocents. Il méritait de payer et que la dernière arme qu’il ait le loisir de voir avant qu’elle ne lui tire dans la tête soit tenue par un Français. Depuis le début de l’action, Aymard s’était tenu en retrait. Il était intervenu en amont pour mettre au point l’embuscade et allait clore la séquence en se chargeant personnellement du chef.

Dans le silence mortel qui suit le feu d’artifice, Aymard descend du rocher depuis lequel il surveillait le déroulement de l’opération. Il tient son glock fermement dans sa main droite. Il avance dans sa djellaba beige, le regard accroché à la voiture. La barbe qu’il a laissée pousser pour faire couleur locale rehausse le vert de ses yeux. Il ne porte pas de lunettes, il veut tuer Zitouni de face, clairement. Ils n’ont pas les mêmes méthodes. Zitouni, lui, est un lâche qui ne respecte pas ses victimes, qui les déshumanise pour les abattre sans culpabilité. Et bien que le terroriste soit un chien, lui, Aymard, va le flinguer en homme. Deux acolytes suivent le Delta, au cas où. Il ne se trouve plus qu’à quinze mètres quand il distingue sur la banquette arrière, à côté de sa cible présumée, un voile noir, une femme ! Dans la Cellule, personne n’est jamais partant pour tuer une femme. Ça ne se fait pas, à moins de ne pas avoir le choix, que la femme en question soit une menace de mort. Un code d’honneur qu’ils n’ont pas trop de mal à appliquer : pas de femmes, pas d’enfants.

Aymard déteste ce genre de situations. Il se peut, en plus, que la femme n’en soit pas une, et qu’il trouve une barbe et une arme en ôtant le tchador. Rester aux aguets. À moins d’un mètre, Aymard perçoit parfaitement Zitouni, sa bouche lippue, son visage d’Africain et ses yeux noirs dont les pupilles, minuscules, disent la haine et la peur. Le regard qui perce le voile, à côté de lui, exprime, lui, l’incompréhension. L’agent leur fait signe de sortir de la voiture. Ils s’exécutent. Un des hommes qui accompagnent Aymard accueille la femme du côté droit du véhicule. À sa grande surprise, il voit se déplier une petite chose sous le voile. Soit cette femme est trapue, soit elle est jeune… Ni elle, ni Zitouni ne prononcent une parole. Pétrifiés probablement. Lui sait qu’il est au bout du chemin, elle paraît plutôt perdue.