Il a rêvé quinze fois ce moment. Il a imaginé chacun des gestes qu’il ferait et des mots qu’il dirait en explosant la tête de Zitouni. Enfin, son fantasme a pris chair. Pourtant, cette situation lui semble irréelle. La présence surprise du voile contribue peut-être à cette sensation. Il tient Zitouni en joue et reste silencieux. Il fait un pas et lui demande dans sa langue : « J’espère que tu sais pourquoi tu vas mourir, fils de Satan ? » Sans attendre de réponse, il tire. Ploum ploum… ploum. Deux dans le cœur, une dans la tête, pour confirmer. De l’autre côté de la banquette, la fille hurle et confirme, avec des aiguës, qu’elle est une fille. Elle pleure convulsivement tandis que Zitouni finit par perdre tout son sang par la tête. Apparemment, ses amis d’un jour comptent bien l’éliminer elle aussi. Elle a vu leur visage. Aymard, spontanément, n’est pas d’accord. Pas de femme, putain, hors de question. Impensable pour un soldat de la République. Après dix minutes de discussion âpre pendant lesquelles la fille passe, à chaque réplique, de l’espoir au désespoir, Aymard obtient sa grâce.
Mais c’est lui qui devra s’en charger, en faire ce qu’il veut. Après avoir conclu la conversation comme ça, les djaz’aristes se volatilisent, et lui laissent un charnier, une voiture et la fille voilée. Il lui ordonne de monter dans la jeep, il a gardé son arme en main. Elle grimpe avec difficulté en pleurant, toujours. Pendant les cinq kilomètres qu’ils parcourent, elle ne fera rien d’autre que sangloter. Là où les collines sont les plus désertiques et où les routes donnent l’impression de ne mener nulle part, il arrête la bagnole, se tourne vers elle et lui dit d’un ton impérieux : « Descend et dégage. Par ici, c’est Médéa, par là, c’est Blida, comme tu veux ».
Aymard redémarre. Dans deux jours, il aura quitté l’Algérie.
Aymard n’avait rien caché à Vincent. Il lui avait parlé de cette fille qu’il avait graciée. En fait, il savait qu’il n’entendrait aucune remontrance de la bouche de son capitaine. Les femmes, on ne les tue pas. Il connaissait les opinions du chef sur la question. Vincent aurait fait comme lui.
Vincent avait fait comme lui. En Algérie aussi, pendant une opération épineuse dont l’issue avait failli être fatale pour lui. Et dont il n’avait saisi les ressorts qu’après coup.
Après l’assassinat de Zitouni, les factions du GIA avaient eu vent de l’implication des Services français dans le traquenard. Ils avaient déployé des oreilles dans tout le pays et cherché à obtenir des renseignements en France, via leurs réseaux islamistes, sur l’identité du tueur. Aymard, donc. La survivante du piège serait capable de reconnaître sa voix, sa taille…
Vincent avait su que le GIA s’agitait pour trouver la Cellule. Il avait prévenu le reste de la troupe que les opérations en Algérie requéraient encore plus de soin et de vigilance qu’auparavant. Qu’ils n’étaient plus seulement des chasseurs : les Delta, à leur tour, étaient des proies.
Cyprien et Vincent n’en poursuivaient pas moins leur entreprise de neutralisation des têtes du GIA. De 1996 à 1997, ils avaient largement contribué à assainir les milieux terroristes algériens en en tuant les lieutenants. La plupart du temps, c’est Vincent qui préférait s’en charger, compte tenu de l’atmosphère explosive. Il ne voulait pas faire prendre de risques aux quatre autres. En chef, il avait intégré le sens du sacrifice.
La prochaine cible était lourde, il s’agissait de Lyes Zouarbri, le frère de l’élu du FIS abattu quatre ans plus tôt. Déserteur, criminel réputé pour sa cruauté, son plaisir à violer et à tuer, il avait remplacé Zitouni à la tête du Groupe Islamiste Armé après l’avoir assisté. Jeune et dangereux, il était une priorité pour la Cellule.
Or, pour Vincent, il était impensable de missionner Aymard à nouveau. Hichad, lui, était occupé, avec son anglais et son arabe impeccables, en Grande Bretagne à traquer un imam suspect. Il s’était désigné lui-même pour accomplir cette tâche nécessaire et avait demandé à Henry d’effectuer la préops.
Traître
Juin 1997, Alger, Algérie
Ce dernier avait noué des contacts, comme pour Zitouni, avec des ennemis internes au GIA. L’intermédiaire qui avait permis à Henry d’approcher les adversaires de la cible était… Nicolas. Il faisait toujours partie du Service Action. Vincent ne l’avait pas fait virer après sa tentative échouée de le prendre dans la Cellule. Il avait parlé pourtant, il avait prouvé qu’il n’était pas digne de confiance. Ni pour être un Delta, ni pour être un agent du Service. La clandestinité de sa Cellule avait forcé Vincent au secret. Comment aurait-il pu, sans l’évoquer, justifier la culpabilité de Nicolas ?
Seul Vincent était au courant que Nicolas avait été pressenti pour faire partie de la Cellule puis refusé. Henry connaissait l’homme pour l’avoir croisé à Cercottes et l’appréciait plutôt. Le fait qu’il soit un ami d’Hichad le confortait dans une opinion favorable. Arrivé à Alger, Henry l’avait rencontré au bar du Sofitel sur la baie, et avait recueilli ses informations.
De son côté, Nicolas soupçonnait Henry et les autres Delta depuis qu’il s’était vu en miroir après son kidnapping. Il avait compris que ses ravisseurs ne pouvaient pas être les islamistes qu’il combattait. D’autres, du Service Action, étaient passés à la même moulinette. Donc, ils avaient tous subi un test. Mais ce que Nicolas n’avait pas immédiatement perçu était son enjeu.
Plus tard, assis à côté d’Henry, la baie d’Alger sous les yeux, il avait eu une révélation. Aux questions du Delta, il avait compris qu’il préparait une opération ultrasecrète dont l’objectif était probablement de neutraliser Zouarbri. Le genre de trucs que la DGSE ne faisait pas normalement. Nicolas avait maintenant connaissance de l’existence d’un groupe secret à l’intérieur du Service qui était autorisé, lui, à tuer…
Il avait regretté d’autant plus amèrement de ne pas en être et s’était mis à en vouloir à Vincent de l’avoir refoulé. Et il avait pris sa décision : il se vengerait quand l’occasion se présenterait. Et, d’expérience, il était certain qu’elle se présenterait.
En rentrant en France, Nicolas avait volontairement passé une soirée avec Hichad et l’avait fait boire pour lui soutirer des renseignements. Il avait parlé d’Henry pour faire réagir son ami. Hichad avait seulement dit : « Oui, mais c’est Vincent qui prend la suite là-bas, tu risques de le voir et de l’aider… »
« Il n’en est pas question », avait alors pensé Nicolas.
Le lendemain de sa soirée picole avec Hichad, il avait manœuvré pour récupérer une photo. Il était passé voir une secrétaire à Cercottes avec laquelle il avait eu une aventure. Malgré son physique disgracieux — une peau grêlée, une taille réduite, un visage porcin — il plaisait aux femmes. Il en avait une, mais comme souvent, elle ne lui suffisait pas. Pas particulièrement avenante, son épouse avait le mérite d’élever leur fils de huit ans, et de le supporter, lui et sa colère permanente, lui et sa violence naturelle. Elle n’avait droit à rien, sauf se taire et être d’accord.