La petite secrétaire, ça l’avait excité un temps de la lutiner un peu partout sur la base. Après, il s’était lassé, avait cherché une autre victime. Il tombait sur les masos, celles qui se mettent à aimer quand on les maltraite.
La fille, une jolie brune un peu vulgaire, avait toujours un faible pour Nicolas et lui avait refilé sans difficulté le trombinoscope du Service. Il l’avait ensuite encouragée à se refaire une beauté pour sortir dîner avec lui. Pendant qu’elle avait remis dans les toilettes de son rouge à lèvres rose nacré et ouvert un bouton de son chemisier en synthétique brillant noir, son ex futur amant faisait, avec son téléphone portable, une photo de Vincent.
Il était reparti avec trois jours après à Alger. Pour la montrer.
Il avait mis la tête du chef des Delta sous les yeux des comparses de Lyes Zouarbri et avait menti. Il leur avait affirmé qu’il était le type qui avait flingué Zitouni. Et il avait ajouté : « Méfiez-vous, il ne va pas tarder à se ramener dans les parages. Si j’étais vous, je me mettrais en alerte… »
À force de fréquenter des voyous, de voir des horreurs, de manier les armes, Nicolas avait, en fait, perdu tout sens moral. Il n’éprouvait aucune culpabilité à l’idée de mettre Vincent en danger. Il n’avait pas hésité. Sa détermination à nuire s’était, paradoxalement, construite dans les Services mais retournée contre eux. Et l’épisode de l’enlèvement et de la torture, conclu par son rejet, avait terminé de le rendre méchant.
Au sein du GIA, on avait pris très au sérieux la mise en garde de Nicolas et on avait bien mémorisé la tête du chef des Delta. Des soldats du Groupe avaient été placés à l’aéroport et dans les hôtels de la ville qui accueillaient des Occidentaux. Ils attendaient tous de voir apparaître Vincent.
Il était arrivé mais, sous son identité fictive, il était méconnaissable. Avec une moustache, de grosses lunettes carrées, des costumes mal taillés, il jouait le rôle de Robert Binet, un entrepreneur du BTP, venu en Algérie initier le chantier de la résidence d’un ministre. Il faisait exprès de parler fort, mal, et de fumer des Gauloises. Il adoptait le comportement type d’un Français : geignard, arrogant et grossier.
Par d’autres agents sur place, Nicolas avait su que Vincent était là. Il n’avait pas pu s’empêcher de prévenir les islamistes.
Le plan de Vincent prévoyait qu’il attende Zouarbri avec quatre de ses opposants sur le chemin qui le ramenait chez lui. Il ne s’attendait pas, par contre, à tomber sur un faux Zouarbri et une troisième voiture destinée à une éventuelle riposte en cas d’attaque surprise.
Ça s’était mal passé. Très mal.
Avec ses quatre alliés, ils avaient fait péter les deux voitures au lance-roquettes. Et, alors que, contents d’eux, ils s’apprêtaient à vider les lieux, ils avaient vu se profiler une bagnole avec des types aux fenêtres en train de tirer. Dedans, Vincent avait cru distinguer Zouarbri. Deux de ses acolytes s’étaient pris des balles mortelles et les deux autres s’enfuyaient à toutes jambes en zigzaguant. Au bout de cinq minutes d’échanges en rafales, Vincent avait cru plus sage de déguerpir à son tour. Il avait réussi à grimper dans la voiture dont les pneus n’étaient miraculeusement pas crevés. Il s’était enfui et avait quitté le pays dans la soirée avec sa moustache et ses lunettes, le souffle un peu plus rapide.
Il avait eu peur et n’était pas sûr d’avoir accompli sa mission : Zouarbri n’était peut-être pas mort. Son doute avait été confirmé peu de temps après. Il ne se trouvait dans aucune des deux voitures que Vincent avait pulvérisées. Il avait échappé à la mort parce qu’il avait été prévenu.
Pourtant, personne n’était au courant, hormis les Delta, du projet de meurtre. Et il était inconcevable que l’un deux ait pu parler à qui que ce soit. Le seul moyen dont Vincent disposait pour tracer le délateur était de diligenter une petite enquête directement dans le camp d’en face… Henry, à l’aise sur le territoire et bien connecté, avait mené les recherches.
Il avait eu l’info demandée. On ne lui avait donné aucun nom, mais on lui avait décrit l’individu qui les avait prévenus et précisé qu’il avait montré la photo d’un mec aux yeux clairs et au crâne rasé censé être le méchant qui buterait Zouarbri.
L’informateur avait été plus que généreux. Henry n’en revenait pas. Une photo de Vincent, il leur avait même filé une photo de Vincent.
Le Delta, dans l’avion qui le ramenait à Paris, avait induit de la photo que le traître voulait spécifiquement la mort de Vincent, plus que l’échec de l’opération contre les islamistes.
Rentré à Cercottes, il avait relaté à Vincent ses conversations avec les informateurs et, en décrivant le type qui avait livré la photo, s’était arrêté au milieu d’une phrase.
Il venait de les associer. Le petit blond du Sofitel, l’agent de liaison pendant la préops, et celui dont on lui avait donné le signalement.
Le traître, c’était Nicolas. Henry en était sûr. Et Vincent ne s’en était pas étonné. Il avait immédiatement appelé Cyprien. En fait, il hésitait. Il brûlait de régler le cas Nicolas à sa manière, la plus radicale, mais savait devoir en référer à son supérieur.
Cyprien avait défendu à Vincent de régler le problème Nicolas. Il s’en chargerait. Il allait le faire arrêter, condamner. Le traître ferait de la prison. La vengeance de Nicolas avait échoué. Encore une fois, il n’avait pas su garder la tête froide et prouvait à nouveau qu’il n’était pas digne du Service Action. En attendant, Vincent aussi était tricard en Algérie et gardait de sa dernière mission un fort mauvais souvenir.
Mai 2011
Benghazi, Libye
Hichad est passé à l’hôtel Tibesti déposer un cadeau de bienvenue à l’intention des deux journalistes. Des dattes dans une grande boîte blanche accompagnée d’une carte à l’effigie de l’Ambassade de France. Sur un bord du papier de soie qui enveloppe les fruits, en relief et à l’envers, une adresse est inscrite en transparence. Il a suffi à Annie et Aymard de la passer au crayon de papier pour la récupérer. Quant à l’horaire, il correspond au nombre de dattes, dix-neuf heures, après la prière, quand la nuit est déjà là.
Maintenant, il les attend dans son appartement. Ils sont probablement au bureau du CNT pour récupérer le laissez-passer qui leur permet de se promener en ville sans être soupçonné d’être des disciples de Kadhafi. C’est le passage obligé pour tout visiteur étranger débarqué dans le pays. Le CNT est seul maître et décide du mouvement des personnes… et des biens. Le rencard avec son nouveau copain fournisseur d’armes à l’hôpital est fixé au lendemain. Pas mécontent de gagner des renforts pour accélérer la préops, Hichad met au clair dans sa tête toutes les données glanées depuis son arrivée.
Le sommet interpays d’islamistes est imminent. Hichad en est convaincu, à l’agitation qu’il ressent à l’ONG, et à la visite de repérage des émissaires des chefs. Par expérience, il sait que le laps de temps entre la venue des seconds et celle de leurs maîtres est minime. Une technique pour ne pas laisser la possibilité matérielle à quiconque de préparer une offensive. D’après Hichad, c’est l’affaire de trois ou quatre jours, un délai à confirmer.
Une durée brève pour affiner leur préparation et choper l’information capitale : le lieu. Hichad avait élaboré des hypothèses mais insuffisantes. Il se méfiait des suppositions en général. Il avait noté que, souvent, on suppose mal. Son enfance et son adolescence explosées avec les bombes libanaises lui avaient enseigné que les événements sont bien souvent improbables, qu’il arrive précisément ce à quoi l’on n’avait pas pensé. Son père, chirurgien à l’hôpital Rizk de Beyrouth, n’avait a priori aucune raison d’être assassiné. Chrétien maronite, il évitait de prendre parti, la seule opinion qu’il se permettait d’avoir en tant que médecin était la vie. Il n’avait tué personne, en revanche, il avait sauvé quelques vies. Un homme de bien, souriant, intelligent et sage, loin de toute pulsion belliqueuse, pacifique.