Pourtant, il avait été abattu d’une débauche de balles par des chiites Amal devant sa femme, sa fille de treize ans, et son fils, Hichad, cinq ans. Le cauchemar du petit garçon n’avait pas quitté l’homme qui réparait comme il pouvait ses cassures. La violence arbitraire, compliquée, où chacun trouve dans l’autre l’occasion d’un ennemi, l’avait profondément marqué. Il avait trouvé dans la DGSE une clarté, paradoxalement, de la cause qu’il défendait. Ensuite, chez les Delta, on lui avait accordé le pouvoir de combattre ceux qui prônaient la terreur et le sang.
La Cellule était sa maison comme le Service Action — « la boîte », comme les autres agents l’appelaient — l’avait été précédemment. Ses frères Delta étaient la seule humanité qui restait à Hichad pour survivre. Il avait perdu toute sa famille. Sa mère, qui avait émigré en France, était décédée d’un cancer et sa sœur, elle, avait pété les plombs, s’était maquée avec un consommateur de crack qui l’avait fait plonger. Elle avait fini poignardée sur les bords du bassin de la Villette.
Alors, les surprises de la vie, Hichad faisait tout pour y échapper. S’il était capable dans l’action d’une témérité presque suicidaire, il contrôlait le plus possible en amont. Des Delta, il était, avec Vincent, le plus « chaud », le plus dur sur le terrain, le plus énervé. Il lui arrivait d’être pris d’une fureur sanguinaire et de se comporter en boucher. Quand une mission exigeait les services d’un tueur industriel, c’est Hichad qui était appelé. Il se régalait des futurs carnages. Les méchants, dans son esprit marqué par le conflit, devaient tous mourir. Quitte à prendre part à ce jeu cruel qu’est la vie, autant se mettre du côté où on s’amuse et on gagne. Son film préféré, c’était Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, sorti l’année de l’assassinat de son père, et en particulier la scène dans laquelle John Savage se met un pistolet sur la tempe, dans une cruelle roulette russe.
Accro au poker, et même à n’importe quel jeu, il les pratique tous, des échecs au blackjack. Presque chaque jour, il fait quelques parties de backgammon avec un vieux Libyen rencontré dans le café à l’angle de sa rue. Les gars comme lui qui ont vu des bouts d’histoire se dérouler dans leur pays sont toujours utiles à fréquenter. Ils sont de bons thermomètres, ils se livrent parce qu’ils ne craignent, à leur âge, plus rien. Arsane, le chibani toujours de blanc vêtu, raconte à Hichad comment le CNT a été infiltré progressivement et comment les leaders des origines ont disparu comme par enchantement. Le Conseil, dit-il, est « pourri de l’intérieur », il est devenu « toxique ». Arsane s’inquiète. Sa Libye s’est sortie des griffes d’un tyran, ce n’est pas pour échouer dans celles d’hommes de peu de foi, une engeance pire encore.
— Tu sais, ils sont charismatiques, les barbus, ils te séduisent, te donnent la force et les moyens au moment où tu en as le plus besoin. Tu résisterais à ça, toi ?
— Je ne sais pas, moi, tu sais tout ça j’y comprends pas grand-chose. Mon truc, ce n’est pas la politique, c’est l’informatique. J’essaie d’aider en faisant venir des denrées…
— C’est bien, c’est bien. Mais ça ne changera rien… Les gens ici auront toujours faim ou ils auront le ventre plein mais les mains liées. La liberté ou le couvert… Tu choisis quoi ?
— Le couvert, certainement…
— Oui, comme tout le monde. Ils ne partiront pas tout de suite, ils sont en train de prendre le pouvoir. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ici, nous sommes croyants, nous respectons les enseignements du Coran, nous sommes de bons musulmans… Tu es musulman, toi ?
— Bien sûr.
Depuis longtemps, il avait été formé aux préceptes de la religion et tenait son rôle de musulman sans problème. Pour passer inaperçu à la mosquée, Hichad était l’agent idéal.
Libération ?
Mai 2011, Benghazi, Libye
Annie avait profité de leur passage par le bureau du CNT pour solliciter des entretiens avec des responsables. À l’homme qui accueillait les médias, elle avait fait des clins d’œil et justifié sa demande en chantant les louanges de la liberté dont ils étaient l’incarnation. Un chouïa trop lyrique, selon Aymard. Bien que les femmes ne soient pas en position enviable dans le pays, le charme d’Annie agissait malgré tout. Elle était blanche, c’était différent. Toutes des putes. Ce jeune étudiant libyen était habitué à voir des Occidentales rappliquer bras nus avec des caméras et des micros.
Ils avaient vu, sortant d’un bureau, non pas le boss du CNT, Assan Azid, mais son cousin éloigné, communiquant talentueux et chargé des relations avec les révolutions des pays voisins. Avant de quitter Cercottes, Annie et Aymard avaient consulté et appris par cœur les dossiers. Ils avaient retenu les visages, les noms, les dates… Pour certains d’entre ces mecs que la DGSE avait à l’œil, les fiches étaient particulièrement bien renseignées. Pour certains, ils détenaient des informations personnelles, des leviers.
En remarquant Salem, Aymard et Annie décident d’en activer la surveillance. Ils doivent connaître son adresse, sa maison, sa famille. Toucher du doigt sa vulnérabilité. C’est Aymard qui se collera à la filature, il sera plus discret qu’elle, blanche et non voilée. Annie ira au rendez-vous avec Hichad et fera un rapport à son collègue.
Elle avait localisé précisément l’immeuble où son frère Delta nichait. Maintenant, elle traversait la ville à pied au milieu d’un peuple survolté, de mecs armés d’AK 47 comme si c’était normal, de queues devant des épiceries pauvres, de voitures déglinguées qui filent en klaxonnant, de bras qui se tendent avec des drapeaux vert, rouge et noir. Benghazi fébrile, qui se défend contre les derniers ennemis. Hichad a bien su se planquer. La rue de l’appartement, minuscule, est introuvable. Après dix minutes d’hésitation, Annie pénètre le vieil immeuble. En montant l’escalier, après le couloir dont les céramiques bleues et anciennes craquent sous les pieds, elle songe qu’elle n’a jamais eu vraiment d’affinités avec Hichad. Trop débordant pour elle qui attend des hommes qu’ils soient réservés et posés.
Sur la porte au bois mité, trois coups, puis deux, un code convenu chez les Delta depuis longtemps. Hichad la fait entrer. Ils se font la bise, prennent des nouvelles et Annie rigole, demande à Hichad combien de parties de poker il a déjà gagnées à Benghazi.
— Alors, tu te sens bien dans ton nid ? entame Annie qui s’avance dans le salon peu meublé.
— On ne peut pas dire ça, c’est sommaire, mais pratique.
— Tu as mis où la station d’écoute ?
— Dans la salle de bains.
— Ah ?
— Oui, tu sais, ici on entend derrière les murs alors je préfère laisser couler des bains. Bon, l’eau étant limitée, forcément, ce sont des petits bains, je remplace après par une radio et de la musique.
— Je vois bien. On en est où, alors, c’est pour quand ?
— Justement, je ne sais pas, bientôt, très bientôt, mais je n’ai aucune preuve, juste un faisceau d’indices…