Hichad a raconté les conversations de la salle de réunion, a montré les photos, les a sous-titrées. Il a décrit l’évolution de l’ambiance dans Benghazi depuis qu’il a atterri et confié ses intuitions. Enfin, il a évoqué sa rencontre providentielle avec l’unijambiste Ariuc et des stocks d’armes qui se baladent tranquillement dans la ville et parviennent à des mecs peu recommandables. Son plan d’action est simple : il va pirater les codes Wifi des types du CNT qui traînent à l’ONG. En interceptant des messages, il saura quand et où l’opération aura lieu. Avec une moitié de perversité, une autre de professionnalisme, Annie a posé la question : « Et sinon ? Si tes écoutes et l’espionnage de leur correspondance ne donnent rien ? On fait quoi ? »
Après un court temps de réflexion, Hichad a répondu : « On avisera. D’ici là, faisons comme nous en avons l’habitude. Prenons du renseignement, des entrées. Nous avons très peu de temps, et de ça, je suis quasi sûr. Il faut se bouger très très vite. » Annie, en parlant de rencontre opportune, a évoqué Abdelakim Salem, le cousin du chef, impliqué dans toutes les décisions du CNT, influent et discret. C’est lui qu’Aymard suit en ce moment même. Elle est entrée un peu dans les détails sur le bonhomme : son parcours et surtout sa famille… Les yeux d’Hichad se sont mis à briller sans qu’Annie, occupée par son débriefing, le remarque. Il a une idée en tête…
Aymard, de son côté, faisait le tour de la ville en voiture, derrière Abdelakim. De temps à autre, la BMW grise s’arrêtait. Un type, côté passager, descendait, entrait dans une épicerie et en sortait cinq minutes plus tard avec des paquets qu’il mettait dans le coffre. L’opération s’était reproduite au moins cinq fois et le Delta commençait sérieusement à s’impatienter. Le plan emplettes n’en finissait pas.
Après une heure de balade, dans une large avenue bordant le parc, la voiture tourne à droite et le portail métallique d’une grande maison de plain-pied s’ouvre une minute pour la laisser passer. Il fait demi-tour plus loin et s’en va en mémorisant l’adresse.
Cryptage
Mai 2011, Benghazi, Libye
L’objet n’a rien d’extraordinaire. C’est un téléphone, un Nokia, tactile, avec un clavier. Mais la Salle 12 l’a agrémenté d’un logiciel spécialement utile. Il capte les connexions Wifi qui l’environnent et en casse les codes. À partir de là, il devient un jeu d’enfant de s’immiscer dans les données entrantes et sortantes, les mails, les conversations sur Skype ou Facebook. Toute communication devient lisible. Hichad se réjouit à l’idée de se servir de ce joujou qu’il n’a pas encore expérimenté. C’est Aymard qui lui a fait passer l’info. Ce matin, un contact de l’ambassade lui a transmis ce qu’ils avaient demandé : l’adresse du chef de la Katiba du 17 février, Ismaël Al-Marfa, proche des terroristes planqué sous son habit de « musulman conservateur » et de héros, surtout. Depuis le début des événements libyens, l’Ambassade le surveille de loin, l’estimant suspect à cause de ses mauvaises fréquentations. Il a la réputation d’être furtif, d’être vu partout et nulle part, d’être fuyant. Avec un peu de paranoïa quand même. Il prend des précautions en permanence, change ses horaires, ses trajets, ne dit rien au téléphone, et s’entoure d’une armée de types pour le protéger. Les barbelés tout autour de sa baraque en disent long sur lui. Il est du genre à embaucher un goûteur, pense en souriant Hichad qui s’est garé le plus loin possible pour ne pas attirer l’attention du mec qui fait des rondes sur le trottoir devant.
Avec lui, il a la petite merveille et un ordinateur portable de poche avec lequel aspirer les secrets d’Ismaël. À moins que leur Wifi soit éteint et que ce dernier pousse le vice jusqu’à se défendre de toute intrusion informatique, Hichad devrait pouvoir entrer par effraction chez lui sans difficulté majeure. Il lui faudra se magner, quoi qu’il en soit, ne pas rester immobile dans une voiture plus de dix minutes. Surtout en face de chez un Al-Marfa.
Hichad a posé un journal sur le volant pour se donner un alibi et il a repéré une école de danse. Le téléphone magique allumé, il le voit chercher les réseaux autour et les afficher un par un en les localisant. Bingo. Le dernier est le bon, il s’appelle marfa02, ce qui amuse l’agent. Même pas foutu de masquer son nom, ce con de barbu. Sur le miniclavier de l’ordinateur, les doigts d’Hichad s’agitent pour se faufiler dans l’ordinateur d’Al-Marfa, sa boîte mail en particulier. Ailleurs, il le soupçonne de n’avoir laissé aucune trace. En tout cas, pas dans un ordinateur connecté, dans un autre probablement…
Le Delta ne peut se permettre de regarder sur place la correspondance d’Ismaël. D’autant qu’il faut, pour pouvoir la lire, la décrypter d’abord. Alors il emprunte la totalité des mails et récupère trois conversations sur Skype. Il se déconnecte dès qu’il peut, rabat l’écran de son ordi, éteint le téléphone et décampe.
La pêche d’Aymard se révèle, elle, beaucoup moins miraculeuse. Il vient de passer trois heures devant le domicile de Salem et il ne s’est rien passé. Personne n’entre ou sort. Il n’a été distrait que par le passage d’Annie avec un généreux kebab. Sa mission à elle n’est pas tellement plus marrante. Elle doit leur trouver une maison abandonnée en dehors de la ville, en retrait, pour réceptionner le reste de la troupe, Vincent et Henry, dans trois jours. Un genre de maison sûre pour préparer ensemble, en toute sérénité, l’opération. Avec, à proximité, une zone de posé…
Ils ont rendez-vous à l’appartement d’Hichad à l’heure du déjeuner pour avoir le temps de se pencher sur les données saisies chez Al-Marfa. Hichad, lui, doit honorer son ami de l’hôpital et suivre son dossier armement.
Les trois Delta sont assis sur les chaises inconfortables de la garçonnière et font un point sur les investigations de la matinée. Hichad pose des questions sur le dispositif de sécurité de la maison de Salem, ce qui surprend Aymard.
— Dis-moi, l’ami, pourquoi tu t’intéresses comme ça à qui garde la baraque à Salem ?
— Comme ça, au cas où…
— Au cas où quoi ?
— Où il nous échapperait le jour J…
— Ben ouais, mais dans ce cas-là, il faut le prévoir pour tous les gus dont on sait qu’ils seront là-bas. De toute façon, il n’est pas prévu qu’on se rate. Et si on se rate, on s’arrache.
— Et tu les laisses s’organiser pour nous niquer en beauté ?
— C’est pas moi, c’est comme ça, c’est les ordres. Fais pas le con, tu sais très bien que c’est comme ça que ça se passe. On s’organise justement pour pas que ça foire, à partir de là, on se débrouille jusqu’au bout pour atteindre l’objectif, mais si ça part vraiment en sucette, on se tire, point barre.
— OK.
— Ton gars, là, l’unijambiste, il te connecte à l’hosto ?
— Oui, et après on bouge.
— Et si c’est un mauvais plan, un traquenard ?
— Je ferai en sorte de le sentir.
— Tu veux pas Annie en renfort à distance ?
— Si, si, c’est mieux, si ça tourne au vinaigre.
Hichad vient de déposer une cartouche de cigarettes sur le lit d’Ariuc. L’amputé a mauvaise mine, il ne semble pas en forme. Il explique d’entrée qu’il est triste parce que sa femme a disparu. Depuis deux jours, elle ne s’est pas montrée alors qu’elle venait lui rendre visite quotidiennement. Il ne comprend pas. Et comme il est immobilisé, il ne peut rien faire. À peine a-t-il achevé sa phrase qu’il éclate en sanglots. Pas question de le brusquer, alors Hichad commence par le plaindre longuement avant d’oser poser la question. Son ami va-t-il venir ? L’autre se redresse d’un coup et déclare qu’aucune femme ne peut lui faire oublier le business. Une affaire perdue, dit-il, est bien plus dramatique qu’une femme perdue. Rengorgé par ses bons mots, Ariuc assure à Hichad que dans moins d’un quart d’heure son ami sera là, en chair et en os.