Assis sur le rebord du lit, Hichad discute avec le Libyen alité quand il distingue au bout du couloir une silhouette féminine qui lui est, il en est convaincu, familière. Concentré sur son amitié intéressée avec Ariuc, il a oublié Dina. C’est elle qui parle à un malade de l’autre côté de la salle. C’est elle qui va, de patient en patient, arriver jusqu’à eux. Alors qu’Hichad se lève, Ariuc lui annonce : « Ah, bah voilà Mohamed. » L’homme vient de dépasser Dina dans la travée. L’agent s’excuse, il va aux toilettes. Ariuc lui signale qu’il part dans la mauvaise direction. Il baisse la tête pour que sa casquette dissimule au mieux son visage et marche prestement vers l’autre sortie.
Il erre le plus longtemps possible dans les étages supérieurs de l’hôpital. Et décide de se débarrasser de Dina en la faisant demander à l’accueil. L’appel passé dans le micro, Hichad rejoint tranquillement le dortoir d’Ariuc. Son invité a la gueule de l’emploi. Patibulaire, la peau grêlée et les dents pourries, il inspire tout sauf la confiance. Il fait comprendre qu’ils parleront de ce qui les amène dehors. Avec un mouvement de tête, il montre les lits alentours. « Cette ville est peuplée d’oreilles », affirme Mohamed. La phrase d’une grande profondeur fait dire à Hichad que les négociations risquent de ne pas être tristes. Ariuc, pour bien souligner son importance dans la transaction, leur dit : « Pour moi, on s’arrangera après, en fonction du deal, hein ? » Les deux acquiescent. Les deux, sans y croire une seconde.
L’Arsenal
Mai 2011, Benghazi, Libye
Annie finit par s’inquiéter. Les cheveux couverts, des lunettes de soleil, un pantalon beige et une tunique assortie, avec dans son sac une caméra pour le cas où il lui faudrait prétexter quelque chose, Annie attend dans une voiture de location qu’Hichad passe et il aurait dû passer depuis au moins une bonne vingtaine de minutes. Ce n’est pas normal. Et comme tous les Delta, elle déteste les imprévus. Alors qu’elle est sur le point de mettre un pied dans l’hôpital pour se rendre compte de la situation, elle voit enfin son camarade sortir, accompagné d’un type très vilain avec un turban rouge sur la tête et une djellaba crasseuse. Quelques mètres plus loin, ils montent dans une bagnole aussi abîmée que son propriétaire. Elle démarre et se dirige vers l’ouest, vers la mer.
Durant le trajet, Hichad essaie d’en savoir plus sur l’endroit où ils vont et sur ce que le vendeur peut lui proposer. Mais il n’obtient aucune réponse. À chaque fois, l’autre botte en touche. Et, à son tour, interroge : Pourquoi veut-il des armes ? Pour qui ? Hichad se contente d’un : « C’est pour une bonne cause. » À la question « Que voulez-vous exactement ? » : Hichad préfère rester vague, il dit : « Un peu de tout. »
Derrière eux, Annie envoie un message codé à Aymard pour lui donner leur position. Sur son téléphone, elle jette un coup d’œil à la zone vers laquelle ils se dirigent vraisemblablement. Des hangars à bateaux et des baraques de pêcheurs. En effet, des endroits propices pour cacher du matériel de contrebande, pratiques pour stocker et pour exporter rapidement par voie maritime.
Un grand parking neuf borde l’alignement de hangars. C’est là que Mohamed s’est arrêté. Accrochée sur son mollet droit, l’arme d’Hichad se tient prête. L’odeur prend à la gorge. Ici sont conservées dans des bacs de glace toutes sortes de poissons. Le sol, gluant, menace à chaque pas de vous faire tomber et l’obscurité demande un certain effort d’adaptation quand on vient de l’extérieur et d’une luminosité très blanche. L’endroit déplaît à Hichad. Au fond, deux formes qui bougent, des mecs, armés jusqu’aux dents, avec des turbans aussi. Un coin entier du hangar est occupé par des caisses. Celles qui apparaissent sont en polystyrène.
Mohamed introduit Hichad, il le situe, mentionne leur camarade mutilé à l’hôpital et la nationalité libanaise du client. Les deux hommes bougent la tête pour dire bonjour mais ne décrochent pas un mot. Un long silence qu’Hichad se garde bien de briser s’ensuit. Finalement, ils demandent, comme Mohamed avant eux :
— Tu veux quoi ?
— Vous avez quoi ?
— Ça dépend.
— Je veux dire, vous avez beaucoup de marchandise.
— Ça dépend.
— En nombre, vous avez de quoi équiper un homme ou une petite armée ?
— Toi, tu es un homme ou une petite armée ?
— J’ai pas envie de te répondre, j’ai pas envie d’être frustré.
— Décide-toi, nous on est pressés, tu vois. Des clients, on n’en manque pas.
— Disons que j’ai une petite armée…
— Pas sûr d’avoir de quoi te satisfaire.
— Pourquoi tu m’as posé la question, alors ?
— Par curiosité.
— Tu veux dire que tu te fous de ma gueule.
Ne pas se montrer faible, petit-bras, être comme eux, orgueilleux. Simuler la susceptibilité. Mohamed se trémousse, gêné, il essaie d’intervenir. L’autre se justifie.
— Une grosse commande avec un client important. Il ne va pas me rester grand-chose. Quelques pièces.
— Quoi ? Tu as quoi ?
— Un peu de tout, des AK 47, des pistolets browning, des FAL 762…
— Il te reste de tout ?
— Ça ne te regarde pas, ça. Contente-toi de ce qu’il me reste.
— Pourquoi tu t’énerves quand je te demande ce que j’ai raté ? C’est moi qui devrais m’énerver.
Hichad sait maintenant qu’il n’arrivera à rien avec ces types par le dialogue. Il va falloir se montrer plus persuasif. Finalement, ils ne sont que trois et les armes se trouvent peut-être tout simplement derrière les colonnes de poissons. Il réfléchit rapidement, il peut en buter deux mais il faut en garder un vivant pour qu’il lui révèle le nom du « client important » qui préempte les stocks. Avant de déclencher une action, il tente :
— Je peux voir le matériel ?
— Non, puisqu’on n’a rien décidé. Tu n’as pas dit ce que tu voulais. Eh, mec, on n’est pas au supermarché ici, ce n’est pas tu te pointes, tu regardes, tu discutes, tu nous les brises et après tu t’en vas. C’est moi le boss ici, tu comprends, c’est moi qui te dis comment ça se passe entre nous, OK ?
Entre-temps, Annie s’est glissée dans l’entrepôt. Elle reste derrière la première montagne de cagettes. De là où elle se situe, elle n’entend pas la conversation ni ne sent l’énervement qui pointe de chaque côté. Elle aperçoit Mohamed qui s’agite et deux turbans qui font face à Hichad dont elle voit le dos.
Celui-ci se doute qu’Annie est dans les parages. Elle est censée le suivre comme son ombre et intervenir si besoin. C’est aussi pour ça qu’il fait durer l’échange, pour lui laisser le temps de le rejoindre. Décidément, ces connards l’horripilent. Il ne peut pas se permettre d’enchaîner les rencards avec eux pour obtenir péniblement des infos. Il faut agir. Maintenant.
Il fait mine de se baisser pour renouer ses lacets et attrape son glock équipé d’un réducteur de sons. En se relevant, il tire deux fois, sur Mohamed et sur le plus mutique de ses deux interlocuteurs. Annie bondit de derrière les caisses, court, voit deux hommes par terre, Hichad debout, l’arme pointée sur le troisième. Elle braque, elle aussi, son arme sur lui.