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— Qu’est-ce que tu foutais, Hichad ?

— On n’a pas le temps, faut que cet enfoiré les lâche, ses renseignements.

Le vendeur ne fait plus le malin. Il transpire abondamment et tremble des bras. Hichad désigne à Annie le polystyrène. « Regarde si le trésor est là. » L’agent fait s’asseoir le lascar. Et lui parle. Simplement. Il lui explique qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il soit bavard parce que, lui, Hichad est un garçon pressé qui, comme il vient tout juste de le démontrer, a la gâchette facile. Alors que s’il obtient les réponses qu’il veut, il a tendance à se calmer. Le type ouvre de grands yeux apeurés mais tourne la tête comme pour dire « non ». Hichad prend un pied-de-biche posé contre le mur et le met sous son nez.

— Tu vois, si tu ne me dis pas qui t’achète le stock et ce qu’il y avait qu’il n’y a plus, et où est ce putain de stock, le tout dans deux minutes, tu n’auras plus de pieds. Je ne peux pas être plus clair.

Malgré la vision du pied-de-biche et les paroles terrifiantes d’Hichad, l’autre continue de manifester une négation. Le Delta est à bout de nerfs. Au milieu des caisses poisseuses, écœurée par l’infecte odeur de poisson, Annie s’attend à entendre crier. Un hurlement, en effet, ne tarde pas. Une flaque de sang entoure des orteils en bouillie. Le type pleure toutes les larmes de son corps et fait signe de la main d’arrêter. Tout en crachant, il dit : « Al-Marfa, les frères… mon client. » Hichad félicite l’homme mais lui rappelle qu’il n’a pas encore fait l’inventaire de l’arsenal ni indiqué où il se trouve. Alors qu’il a avoué le plus risqué pour lui, il se refuse à continuer sa confession. Hichad regarde le pied encore intact et soupire.

— Tu ne tiens pas à tes pieds, c’est bizarre ça. Tant pis alors.

Tandis que l’agent lève le pied-de-biche en visant le pied, le Libyen lève la main et, dans un souffle douloureux, murmure :

— Des missiles, des SA 7…

— Combien ? Combien de missiles ? Parle !

— Quinze mille.

— OK, maintenant, dis-moi où tu planques ton matériel. Vite !

Pourtant Hichad espérait qu’il continue sur sa lancée, imaginait qu’il avait compris la leçon, que ses orteils écrabouillés le dissuaderaient de se taire à nouveau. Mais non. Forcément, le pied-de-biche siffle dans l’air. Un autre hurlement. Et un silence désespérant. Visiblement, l’homme est prêt à mourir pour un stock d’armes. Annie n’a rien trouvé. Selon elle, il était peu probable qu’ils emmènent Hichad, dès le premier rendez-vous, au but. À moins d’être stupides, ce qu’ils ne sont pas, les Delta l’ont éprouvé. Ça ne sert à rien de rester plus longtemps. En plus, les hurlements, avant d’être étouffés par le tee-shirt d’Hichad, ont peut-être éveillé l’intérêt autour. Inutile de laisser le bonhomme aux pieds plats vivant. Il pourrait les reconnaître, les dénoncer et les foutre dans la merde. Deux balles dans la tête sont la punition infligée au silence. Les deux Delta évacuent l’entrepôt rapidement, laissant derrière eux trois morts.

Insomnie

Mai 2011, Benghazi, Libye

Dans leur chambre de l’hôtel Tibesti, Aymard trépigne en attendant Annie. Il est impatient de lui confier le fruit de son décryptage de l’après-midi et de la voir rentrer d’une mission pas bordée et initiée par ce barjot d’Hichad, un peu trop imprévisible à son goût. La journée aura été productive en tout cas. Enfin, ils sont fixés. Dans les mails d’Al-Marfa, il a trouvé une correspondance avec son frère au Qatar. Ils échangent sur la réunion programmée et Ismaël demande à son frère d’être présent à Benghazi… ce vendredi. Il se fait plus précis sur l’horaire par un détour : il évoque le prêche d’un imam allié, Abdel Ghani Abou Ghrass, et insiste sur ce qui suivra, une « rencontre cordiale », note-t-il. Trois jours seulement pour mettre en place l’opération. Difficile, pas impossible. Les Delta sont rompus à la préparation éclair d’opérations. Quand le cours des événements s’accélère, ils s’adaptent.

Annie vient de s’engouffrer dans la chambre et de se jeter sur le lit. Son voile a glissé autour de son cou et le tissu de sa tunique est déchiré sur l’épaule gauche. Surtout, elle pue. Le poisson. Aymard explose de rire en la voyant démantibulée et sale.

— Tu viens d’où comme ça ?

— D’un hangar à poissons.

— Tu t’es jetée dedans par amour ?

— Non, je hais les poissons. Quand j’étais petite, ma mère m’en achetait, moi je les dézinguais dès qu’elle avait le dos tourné. Je foutais de l’eau de javel.

— Ça ne m’étonne pas de toi. Sans déconner, qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle raconte comment Hichad a perdu son calme. Une brochette de cadavres, ce n’est pas du boulot propre. Il n’est pas censé les exterminer mais leur soutirer des infos. Annie lui accorde que les mecs n’auraient jamais parlé sans l’aide musclée de son collègue. Aymard, lui, est d’avis qu’il vaut mieux laisser tomber que de foutre le bordel comme ça dans la ville au risque de se faire remarquer et de mettre en péril l’opération.

Aymard préfère la méthode douce. Les chargeurs qui se vident, les cadavres qui s’entassent comme des mouches, il trouve ça presque grotesque. Trop cinématographique pour être vrai. D’après lui, il y a toujours un moyen de s’en sortir sans flinguer à tout va. La torture, les orteils broyés, il comprend. Ils sont en guerre après tout.

Quand la seule manière d’épargner des vies est de s’acharner sur l’ennemi, alors… Ils ont tous appris à l’armée que le devoir passe avant toute chose, y compris, parfois, l’humanité. Alors, quand il le faut, ils agissent comme des monstres, sans cœur et sans pitié et puis, ils tentent de ne plus s’en souvenir mais de se rappeler les victoires. Lui aussi, il a dû torturer et ne blâme pas Hichad de l’avoir fait. D’autant que les résultats sont là.

— Des SA 7, tu dis ?

— Oui ! D’après nos renseignements, il y en a quinze mille dans la nature.

— Ça craint, ils sont à très courte portée, ils peuvent abattre des cibles à trois kilomètres en volant à moins de 1 000 km/h et à 750 m d’altitude maximum.

— Je sais tout ça.

— Ils sont dans les mains de ces tarés d’islamistes. À moins que nos tués du jour ne les aient pas encore livrés et soient les seuls à savoir où ils se trouvent. Trop de probabilités. J’aimerais y croire, mais…

Ils avaient fait passer le mot à Orléans. Vincent devait savoir, ainsi que Cyprien. La donne avait changé. En face, ils étaient potentiellement en possession d’armes redoutables qui menaçaient l’Europe, l’Hexagone en particulier. Il était urgent de transmettre l’information en France selon un processus de cryptage maison. C’est Hichad qui s’était occupé de la manip, comme le voulait la tradition à chaque fois qu’il s’agissait du domaine informatique. Avant de prendre son avion pour la Libye, il avait créé des BLM, ou Boîtes aux Lettres Morte, pour lui et les autres Delta. Deux par personne, une principale et une de secours. Ces adresses mail sont mortes, en effet, jusqu’à ce qu’on en active une. Arrivés en Libye, les trois ont réveillé leur boîte aux lettres pour envoyer et recevoir des messages à Orléans.

Dans leur ordinateur, ils disposent d’un logiciel de cryptage, très sophistiqué et cher, qu’ils ouvrent quand leur connexion Internet est coupée. Ils y déposent un message qui se code automatiquement et qu’ils récupèrent pour le balancer via le Web. Ils veillent à bien fermer la pièce virtuelle dans laquelle ils ont procédé au cryptage avant de rouvrir les canaux. Hichad avait parlé des missiles, de leur genre et de leur nombre.