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Reconnaissance

Mai 2011, Benghazi, Libye

Après une longue douche, Annie avait proposé à Aymard de prendre un verre au bar de l’hôtel, histoire de travailler un peu leur sociabilité de journalistes, leur prétexte en fait. Ils s’étaient mis d’accord au préalable sur leurs activités officielles de la journée.

Envahi par des grappes d’étrangers, le salon bourdonnait. En se frayant un chemin pour commander une bière sans alcool, Aymard remarque sur sa gauche Mouna, magnifique dans une robe beige couvrante. De profil, elle tourne lentement la tête et, à son tour, voit l’homme qui a, la veille, attiré son attention. Le duo de Français s’installe sur des tabourets hauts. La journaliste algérienne, elle, les fixe.

Elle est intriguée par ce type, grand et beau, qu’elle a déjà vu. Il dégage quelque chose de négatif, il n’est pas net. Elle veut savoir qui il est. Elle mettra la main sur le renseignement par l’ami qu’elle s’est fait parmi les rangs de serveurs, Rachid.

Aymard et Annie font semblant de parler boulot, d’être Julie et Miguel. En fait, ils pensent à tout autre chose. Aux SA 7, à vendredi, aux marchands d’armes abattus par Hichad, et au lieu de l’opération qui manque toujours. Quand il peut, Aymard regarde subrepticement Mouna qui discute avec un photographe anglais qu’il connaît. Cette fille… le GIA… l’Algérie… après la mort de Zitouni…

*

Ça s’était calmé. Les confrères ou frères ennemis de Zitouni avaient pris note. Ils évitaient d’être, à leur tour, victimes d’une embuscade, et se montraient moins virulents. Les Delta les gardaient sous surveillance mais intervenaient moins. Ils gardaient leurs flingues rangés mais leurs oreilles sorties. Des alertes avaient déclenché des opérations ponctuelles et la Cellule avait senti des mouvements sans parvenir à les interpréter.

Et puis le monde avait basculé. Les tours du World Trade Center avaient été attaquées et la guerre avait repris de plus belle. La CIA avait fait comprendre aux services secrets « amis », dont les français, qu’elle apprécierait grandement un effort de solidarité. Ce qu’on pouvait traduire en langage clair : se montrer impitoyable et éliminer tout individu suspecté d’œuvrer dans l’ombre contre les puissances occidentales.

En ébullition, la Cellule Delta avait multiplié les opérations dites « homo » pour « homicide ». Ils dézinguaient des islamistes en pagaille. Aymard, que le goût des attentats dans les années quatre-vingt-dix n’avait jamais quitté, s’était porté volontaire. En fait, tous les Delta l’étaient. Il faut reconnaître qu’ils se montraient très motivés quand il s’agissait de venger des actes terroristes et d’exploser des types dont ils considéraient qu’ils ne méritaient pas de vivre compte tenu de ce qu’ils avaient fait ou prévoyaient de faire. Dans ces cas-là, ils étaient colère. Et puis, oui, Aymard se l’avouait, ils avaient été dressés pour être des tueurs, ce n’était pas pour rien.

On l’avait envoyé en couple avec Annie faire du tourisme en Italie. Cette fois, pour mieux passer l’arme de poing qu’ils destinaient au meurtre d’un terroriste désigné par Cyprien, ils se baladaient à bord d’un camping-car modifié par les services techniques. La destination finale pour eux comme pour leur cible était Rome. Ils avaient garé leur engin à proximité de la porte du vieil immeuble où logeait Abou Abdallah et l’avaient attendu. Il avait montré le bout de son nez. Ils l’avaient facilement identifié malgré la légère chirurgie faciale qu’il avait subie pour passer incognito. Ensuite, ils l’avaient surveillé pour affiner leur projet d’assassinat. Ils avaient noté qu’il sortait tous les matins pour acheter sa bouteille de lait frais à l’épicerie du coin de la rue. Ils savaient donc quand et comment ils l’élimineraient. Aucun digicode ne leur barrait l’entrée de l’immeuble.

Alors un matin, ils l’avaient guetté, de retour du magasin, sa bouteille de lait sous le bras, guilleret. Annie et Aymard, bras dessus, bras dessous, heureux comme un couple en lune de miel, étaient descendus du camping-car et entrés derrière lui dans le hall de l’édifice. Il avait appuyé sur le bouton de l’ascenseur. Derrière lui, Annie avait dit son nom. Il ne s’était pas retourné. Elle l’avait répété un ton au-dessus. D’un coup, il lui avait fait face. Avec son glock silencieux, elle avait fait feu, par trois fois. Deux dans le buffet, une dans la tête. Trois balles, comme toujours pour une cible à éliminer : deux pour tuer, l’autre pour confirmer. Arrivés au dernier étage, ils avaient évacué l’ascenseur, en avaient coincé la porte et avaient pris l’escalier de service pour quitter les lieux. Ils avaient réussi à s’extraire de l’immeuble avant que l’alerte ne soit donnée.

*

En quittant Rome, Aymard se rappelle qu’ils souriaient béatement, contents d’avoir buté un bâtard de plus, persuadés d’avoir fait avancer le combat. Il faut croire qu’ils se trompaient. Perpétuellement, il fallait recommencer, repartir à la chasse aux méchants, les attaquer avant qu’ils ne s’en chargent. Cette guerre-ci, larvée, était sans fin. Les victoires restaient provisoires. Aujourd’hui, ils ont à leur disposition entre dix mille et vingt mille SA 7, ce qui ne nécessite pas d’être très nombreux. Quelques hommes suffisent pour être extrêmement nuisible avec autant de missiles puissants. Aymard regarde les journalistes autour de lui et s’interroge sur la conscience qu’ils peuvent bien avoir du danger dont ils sont témoins ici. Là-bas, Mouna l’observe toujours.

*

Quelques minutes après, Vincent, qui avait reçu des nouvelles de Libye, avait joint Cyprien pour faire un point avec lui sur l’opération en cours et l’informer de la disparition des missiles. Cyprien décroche son téléphone pour appeler le président de la République. Les dernières précisions concernant l’arsenal détenu par les islamistes doivent lui être livrées. Et puis, Cyprien a besoin d’un accord. L’intervention est imminente. Il doit toujours en référer à son chef direct, le président. Une opération de cette ampleur ne peut se mener sans qu’il soit au courant. Il décrit pour le président silencieux à l’autre bout de la ligne les forces en présence. Puis, brisant le silence :

— Votre « intervention », c’est pour quand ?

— Après-demain. Vous devez me dire oui ou non, monsieur le président, parce que… il y aura des morts, beaucoup de morts.

— Vous êtes absolument certain que ça ne pourra jamais remonter jusqu’à moi ?

— Le risque zéro n’existe pas. Mais tout a été fait pour que ça ne remonte jamais jusqu’à vous.

*

Le mal de crâne, dû à la consommation d’une réserve personnelle de whisky, avec lequel les faux journalistes se réveillent dans leur chambre à l’odeur de moisi du Tibesti n’augure rien de bon. Un sentiment d’urgence les assaille depuis hier, depuis qu’ils savent que c’est pour vendredi.

Dans la même angoisse, Hichad se rend sur son lieu de travail, l’ONG, dans l’espoir de picorer des infos. De sa place, il voit une agitation certaine, des types entrer et sortir de la salle de réunion, converser à mi-voix. Il voudrait tellement les entendre, tout à l’heure, à l’appartement, lui dire ce qu’il a besoin de savoir. Il reste à son poste toute la matinée pour identifier les visages et mieux comprendre les enregistrements.

Une fois dans l’appartement, il s’attelle à sa séance d’écoute. Mais elle s’avère décevante. Les sujets de conversation n’ont aucun intérêt. Ils discutent des villages dans lesquels ils pensent qu’il faut diriger l’aide alimentaire. Parfois, ils s’opposent car chacun paraît défendre une zone différente. Chou blanc. Rien. Hichad sent poindre la panique. Il a prévenu les deux autres qu’il n’a rien de plus.