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Assis près de la fenêtre, il fume une clope et cogite. Ils arrivent progressivement à bout de leurs sources. À moins d’un miracle maintenant, ils seront dans l’incapacité de localiser la réunion, et donc d’agir. Il faut remédier à cela. Les deux autres n’ont pas l’air de se rendre compte. Sous son balcon, des gamins jouent au foot entre des voitures calcinées et des tas de gravats. Hichad les regarde et leur ballon fait tilt.

Les enfants de Salem. Il y est attaché. Pour eux, il ferait n’importe quoi, même trahir son camp, sa famille, ses frères d’armes. C’est là qu’il faut frapper. Kidnapper un des mômes et contacter son père. Faire pression sur lui jusqu’à ce qu’il lâche et lui promettre de ne lui rendre son enfant qu’après l’échéance. Ne jamais lui rendre, donc, mais le faire exploser avec les autres. À force de questionner Aymard, il a obtenu les détails nécessaires à une intrusion dans sa maison. Il peut passer par le toit et entrer par une porte-fenêtre sans se faire voir des gardes qui, en l’absence de leur maître, sont réduits de moitié.

Hichad ne prévoit pas d’avertir les deux Delta. Ils risqueraient de l’arrêter dans son élan, de l’empêcher d’agir. Plus craintifs que lui, ils ne tenteraient pas le diable après l’épisode dans le hangar hier. Il reste lucide, même quand il prend des décisions un peu folles.

Border-line

Mai 2011, Benghazi, Libye

Il a passé la nuit à mettre en place le moindre de ses gestes. Son glock sera avec lui, mais il fera tout son possible pour ne pas en faire usage. Son projet n’est pas raisonnable. L’enfant a quatre ans, si ça foire, les conséquences seront terribles à tous points de vue. Et, dans son cas, irréparables. Il serait viré manu militari. Il mesurait précisément les risques mais les contrebalançait facilement. Il pouvait bien mettre en péril sa carrière pour faciliter une opération qui restait, à la minute même, encore mal barrée.

Sur le chemin de son rendez-vous avec Dina qu’il avait finalement réussi à ne pas croiser à l’hôpital, il se convainquait qu’il faisait le bon choix, qu’il ne regretterait pas tout cela amèrement, comme jamais. Il avait fait des erreurs mais elles ne lui avaient jamais coûté aussi cher que ce que la vie lui avait fait payer arbitrairement. Il irait jusqu’au bout de ce que le destin voulait pour lui.

L’infirmière non plus n’était pas sereine. Elle s’était plainte en arrivant de la situation, la sienne et, plus généralement, celle de son pays. À l’hôpital, elle entendait trop d’histoires affreuses qui concernaient l’époque du tyran mais pas seulement. Il se passait, dans le pays libéré, encore des choses terribles. Des gens disparaissaient, comme autrefois quand Kadhafi s’amusait à les effacer. D’autres étaient assassinés, comme son patient unijambiste Ariuc, retrouvé mort, un trou dans la tête et le rideau tiré. Les temps étaient sanglants.

Hichad avait versé le thé à côté quand Dina avait parlé de la mort de l’intermédiaire. Ça voulait dire que ses ennemis avaient remonté la piste et avaient peut-être une description de lui.

Pour calmer son stress, Hichad avait baisé Dina avec une énergie inhabituelle. Elle avait laissé son amant mener la danse et joui en même temps que lui, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de s’étonner de sa vitalité excessive. Avec une jolie moue, alors qu’il fumait, nu, encore allongé sur le lit de leurs ébats, elle avait cherché à savoir pourquoi.

— Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?

— Rien. Pourquoi ? Rien.

— Pourtant ce n’était pas comme d’habitude.

— Ah ?

— Oui… tu étais plus… passionné.

— Tu es particulièrement sexy aujourd’hui…

— Ah ouais, c’est tout ?

— C’est beaucoup, non ?

— Il y a autre chose, je le sens.

— Tu vois, ton mari te rend méfiante.

— Ça n’a rien à voir avec moi ou mon mari. C’est toi, là.

— Je ne suis pas un sujet.

Devant le mur qu’est Hichad, Dina se tait puis se rhabille. Il reste dans la même position et ne se lève pas pour l’embrasser. Pourtant, il n’est pas certain de la revoir. Le contraire est même assez probable. Il pourrait être reconnaissant envers cette femme grâce à laquelle il a été mis sur la piste des SA 7 et à qui il a fait l’amour sans se forcer. Mais il ne peut pas, il est comme ça, handicapé des sentiments. Il ne veut surtout pas s’émouvoir. Le moment n’est pas au romantisme, mais à l’action. Dina a joué son rôle, elle peut sortir. Elle reste de longues minutes près de la porte, dans l’attente qu’Hichad fasse un geste tendre pour compenser le ton. Mais non. Elle part et claque la porte derrière elle.

Hichad s’éjecte du lit et remet son pantalon et son tee-shirt. Il doit filer chez Salem. Il est déterminé à entrer dans la maison.

*

La révolution lui a coûté un œil mais lui a redonné le sourire. Sa famille détruite par Kadhafi est enfin vengée, même si le colonel n’est pas encore mort, et il a trouvé un job assez juteux. Il met à profit sa connaissance de la ville, des gens surtout et de l’actualité. Au courant de la moindre rumeur, rencardé sur les faits et gestes des personnages importants de la rébellion, il est un des meilleurs fixeurs de la place. Et avec l’affluence de médias internationaux, il est très occupé et bien payé. Il n’a jamais aussi bien gagné sa vie et il regrette d’autant que les magasins soient vides. Hamed attend les deux journalistes français dans le hall de l’hôtel devant les rideaux à carreaux orange. Ils l’ont chopé la veille, par le biais d’un autre Français, un grand type un peu louche, photographe de guerre.

Aymard et Annie ont un reportage à faire pour France I et une info déterminante à récupérer. Il leur faudrait aussi une validation du jour. La source unique, même béton, ne suffit pas. Ce Hamed serait, leur a-t-on dit, une mine. Il les questionne sur ce qu’ils veulent. Et leur réponse ne l’arrange pas, en fait. Les types du CNT, il les connaît bien sûr. Il était de leur côté. Mais ça, c’était hier. Il les voit faire, il les entend, il observe leurs fréquentations. Il n’aime pas ça. Comme il sert d’intermédiaire avec les journalistes, il a été manipulé. Ils lui ont fait passer de faux discours, de fausses infos, pour se revêtir d’un habit noble qui inspire la confiance. Ils continuent de penser que Hamed est dupe et ne se méfient pas de lui.

Lui, il les craint trop pour confier sa défiance aux Français. D’accord, il les emmènera voir deux trois personnalités du nouveau pouvoir libyen pour qu’ils puissent prendre leurs sonores. Il servira de traducteur ainsi qu’ils l’ont demandé. Il se met d’accord avec le couple sur ses émoluments et leur annonce gaiement qu’ils sont chanceux car, là, ça devrait être facile et rapide de leur caler des rendez-vous. Quand Miguel lui demande pourquoi, il répond : « Ils sont tous là, y compris ceux qui normalement sont à Tripoli ou ailleurs dans le pays. Pourtant aucune réunion de chefs n’a été officiellement annoncée. » Hamed file arranger les rendez-vous pour les interviews.

En attendant, les journalistes préparent leur matériel, les glocks, d’abord, puis les caméras, les micros HF, l’éclairage. Ils feront des plans de coupe dans la voiture tout à l’heure quand le fixeur les emmènera. Ils auront largement de quoi monter un sujet de trois minutes pour le JT. Ils pourraient faire plus, prendre de l’avance, faire des stocks d’images, mais ils ont d’autres chats à fouetter et, d’autre part, n’ont plus besoin de faire du zèle. On les sait sérieux, ils ont toujours donné satisfaction, rapporté de bons reportages bien documentés, bien filmés. Là, pour les Delta, ça brûle. Ils sont en zone rouge. Une opération imminente et toujours rien sur le lieu. La phase repérage sera trop courte, elle se rétrécit à chaque minute.