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Alors qu’il voulait doubler son tir, il s’est rendu compte qu’il était à sec. Il a grillé ses six chargeurs, il va devoir se démerder autrement. À l’arme blanche. Sur lui, il a son Camillus, le couteau des Marines américains, arme fiable et discrète, cadeau de bienvenue de son unité. Enfin, il a trouvé la porte d’accès à la terrasse. Il se cogne dans l’angle à un type trapu avec une moustache, dont il bloque les bras dans le dos, d’une main. Et avec l’autre, restée libre, il enfonce son poignard dans le plexus solaire de son ennemi qui, dans un râle, s’écroule à ses pieds. Le couteau de Vincent est assez bien aiguisé pour dépecer une chèvre, alors pour planter un homme… Le para récupère un AK 47 souillé qui va lui permettre de dégommer les deux derniers tireurs perchés.

En redescendant, son efficacité lui saute aux yeux. Il n’avait jamais tué avant ce jour. Pourtant, devant lui éclate de manière spectaculaire la manifestation de son talent. Le sol est jonché de cadavres, et c’est son œuvre. Non seulement, il a réussi à rester en vie dans un traquenard qui ne leur laissait pas beaucoup d’issues, mais en plus, il a buté tout le monde ! C’est flippant beaucoup de sang, quand on sait qu’on est celui qui l’a fait couler. Même en situation de légitime défense…

Il rejoint les trois autres au camion, surpris de le voir revenir intact.

Le soir, au poste, tous ces morts l’ont suivi. Dans la bouche, il a encore un goût de sang, le sien, il s’est mordu la lèvre pendant l’attaque. Mais il sent aussi celui des autres. Et cette saveur d’assassinat, il la trouve suave. Il comprend, d’instinct, ce que cela veut dire. Dans l’embuscade, tout à l’heure, il a touché à un truc, il le sent, ça l’inquiète. Il a aimé ça, tuer. Quand la lame bien coupante s’enfonce dans la chair et émet un bruit d’aileron dans la mer, le clac distingué d’une nuque qui s’est brisée, le son d’une chute, sourd et définitif. Il doit admettre qu’il a joui de tout cela. Avec une intensité atroce qu’il n’a jamais éprouvée. Et qui, maintenant qu’il est revenu au calme de son lit, le fait frémir.

*

Le taxi qui vient chercher Vincent déguisé en Samuel Saden, le businessman, roule, vraisemblablement, depuis longtemps. Une vieille Mercedes verte à la peinture passée. Le chauffeur lui parle pendant dix minutes, pendant une trentaine de panneaux publicitaires, dans un français fluide mais rond avant de lui demander sa destination. À l’hôtel, on lui a dit l’aéroport. M. Saden corrige : c’est au port qu’il va, en fait. Le chauffeur s’étonne de ce changement de programme, mais son client, qui a appris à se taire pour s’éviter les ennuis, ne souhaite pas satisfaire sa curiosité. Pour être tranquille, il préfère le laisser reprendre son monologue. Derrière les vitres, il voit des hordes de gamins qui courent en riant sur le trottoir cabossé.

Vincent est soudain rêveur, il pense qu’il a un fils dont il ne s’occupe pas et qu’il lui fait payer son absence. Les rares fois où il le voit, il n’est pas indulgent, il gronde, évalue, traite Anthony comme son subalterne. Il a maintenant vingt et un ans, l’âge que Vincent avait quand il est devenu père. En fait, son fils lui rappelle ses erreurs avec les femmes.

Tous les agents avaient du mal avec leur vie de famille, souffraient de ne pas en avoir ou d’en être éloignés. Il connaissait bien Henry et constatait sa mélancolie en mission. Elle s’amplifiait avec les années. En vieillissant, son Delta s’était mis à tenir à la vie et à désirer voir grandir ses six enfants. Aux antipodes, Hichad risquait, jouait les missions comme des parties de poker. Il était désespérément optimiste. Il avouait à Vincent, les soirs de beuverie dans leur salle dédiée, qu’il était heureux de ne rien attendre : « La partie est perdue à la fin, entre-temps, je peux me permettre de jouer, et de vivre intensément. »

Le taxi n’en finit pas de se répandre sur l’actualité du pays. Vincent n’écoute toujours pas. Dans moins d’un quart d’heure, il le sait, il embarquera et disparaîtra dans la nature.

Delta

Mars 2011, Base de Cercottes, France

On dirait le bar d’un hôtel ou l’intérieur d’un club anglais. Confortable, capitonnée, la vaste pièce est d’ailleurs réservée à une élite sauf qu’ici, elle n’est ni financière, ni sociale. C’est celle des Services. Des petites tables entourées de fauteuils, un bar en zinc, une chaîne hi-fi, deux banquettes et deux télés plates de chaque côté de la pièce. C’est ici qu’ils se détendent, qu’ils se réjouissent, librement, de la réussite d’une opération.

Dans cette pièce, ils sont autorisés à être leur véritable identité, celle avec laquelle ils sont nés. Le répit ne dure pas, juste une soirée et la nuit, courte en général, qui suit.

Assis dans un coin, un très grand type brun fait défiler des images sur une tablette numérique, les sourcils froncés, ses yeux verts absorbés par l’écran. C’est la voix d’un présentateur à la télé qui le sort de sa contemplation. « Des frappes aériennes sur la Libye ont été décidées après l’adoption d’une résolution par le Conseil de sécurité de l’ONU. Parmi les quinze pays membres, la Russie et la Chine n’auront finalement pas exercé leur droit de veto. » Aymard s’intéresse de très près aux révolutions arabes, à double titre. Et ce jour compte puisque, avec l’aide internationale, la Libye va basculer.

Derrière le bar, debout, un blond d’une cinquantaine d’années, qui tient la télécommande d’une main, une bouteille de vin rouge qu’il compte ouvrir de l’autre, regarde lui aussi les infos. Il voit des scènes de rue hallucinantes, de violence et de joie, une espèce de confusion urbaine excitante et inquiétante.

Mais lui, Henry, les révolutions le mettent toujours mal à l’aise. Son sang bleu se met à bouillonner dans son corps. Des réminiscences de récits de son père sur des ancêtres embastillés puis décapités remontent à l’évocation d’un soulèvement populaire.

Hichad, installé sur un tabouret haut, fixe Henry avec un air narquois. Il a remarqué l’air grave de son frère d’armes et en comprend la raison. S’il n’était pas passionné par un poker en ligne sur son ordinateur portable, il le vannerait sur son flip d’aristo. Mais là, avec sa paire d’as, il est certain de jouer une partie gagnante. Il fera des saillies plus tard, il occupera son rôle de bouffon de l’équipe tout à l’heure.

La fille à côté de lui, Annie, elle, n’a pas attendu : elle s’est déjà enfilé deux pressions et ne compte pas s’arrêter là. Elle paraît agitée. Elle ne cesse de se trémousser sur son tabouret, passe sa main compulsivement dans ses boucles brunes. Ses longs cils noirs au-dessus d’un regard gris battent vivement. Son air préoccupé lui donne un charme, un genre de fragilité qui tranche avec son corps musclé et l’assurance de ses gestes. Un pantalon kaki et un tee-shirt blanc qui met en évidence des seins opulents, rien de plus, ni bijoux, ni maquillage. À ses mains, sans bague, à leurs cicatrices et traces de brûlure, on peut voir qu’elle fait un métier dangereux. Sa féminité, elle la porte dans son corps et l’assume au milieu d’une équipe très virile.

Elle est leur mascotte, leur douceur, leur rire aussi. La voir s’éclater avec des explosifs ou dans un corps à corps au couteau les séduit, ces quatre mecs. Par contre, elle a tendance à parler un peu trop, ce qui les dérange, les déconcentre. Elle les abreuve de paroles plus ou moins utiles jusqu’au moment où Aymard, le plus proche d’elle, lui dit froidement : « Annie, ferme ta grande gueule, tu nous saoules », un ordre généralement suivi d’effets grâce à une autorité naturellement militaire et à l’intimité due au nombre de missions accomplies en duo, en faux couple.