Une heure après, Hamed est déjà de retour. Pour commencer, il leur a décroché un rendez-vous avec Abdelakim Salem, le roi de la communication et des explications limpides. L’entrevue doit se passer dans un hammam à six kilomètres au sud. Il faut partir sans perdre de temps.
Monnaie d’échange
Mai 2011, Benghazi, Libye
Sans jamais avertir quiconque, ni à Benghazi, encore moins à Cercottes ou à Paris, Hichad a démarré son opération solo. Il a sur lui de quoi endormir le gamin et le transporter ensuite le plus discrètement possible. Une arme à feu, une arme blanche et sa volonté puissante sont ses atouts. Par contre, il est seul sur ce coup. En cas de problème, il se débrouillera sans aide. En principe, en tant qu’agent, il a appris l’indépendance maximum. Il sait faire.
Aux abords de la maison, il note un calme qui l’incite à plus de précautions encore. L’abondance de types armés devant la porte signale que le maître des lieux est présent, qu’il faut attendre pour bouger. Hichad reste dans sa voiture stationnée à cinquante mètres. Quand quelqu’un passe à son niveau, il fait comme s’il téléphonait. Vingt minutes défilent sans signe de vie dans la maison.
Enfin, le portail laisse sortir une berline noire aux vitres non teintées puis une autre, presque identique. Hichad n’a aucun doute sur le fait que Salem se trouve dans l’une des deux bagnoles. Dedans, ils sont tous bruns, moustachus ou barbus. Abdelakim serait l’un de ceux avec une moustache. En tout cas, ils débarrassent Hichad de sa principale difficulté.
Quelques minutes encore sans bouger. Toujours intégrer que les gens changent d’avis, oublient quelque chose en partant, ce qui risque de les faire revenir. Finalement, pensait Hichad, faire son métier correctement, c’était s’appliquer à laisser des marges. La baraque ne lui fait pas peur. Le mur, haut de cinq mètres et hérissé de tessons de bouteilles, peut se franchir sur le côté, là où un camion de chantier est garé en guise d’échelle. Le Delta se glisse hors de la voiture, se dirige à vive allure vers le poids lourd et grimpe dessus avec l’agilité d’un lémurien. Ses pieds s’enfoncent dans le sable du camion, mais il se hisse sur les bords en dur, passe une corde autour de la rambarde, et enjambe le mur sans avoir à poser le pied sur les piques. De l’autre côté du mur, accroché à la corde, il se laisse couler au sol. Il enfile sa cagoule noire qui empêchera qu’on l’identifie.
Étrangement, Salem n’a pas installé de caméra de sécurité autre que celle de l’entrée, juste au-dessus de la porte. Hichad entre chez lui comme dans un moulin. L’incohérence des hommes, ce n’est pas la première fois que l’agent la remarque. Certaines de ses cibles se montraient d’une grande prudence la plupart du temps et dans certains domaines, privés, totalement inconscients. Peut-être que la compagnie d’une multitude de gorilles le confortait, qu’il préférait l’humain au technologique… Celui-ci était décidément bien moins paranoïaque que la plupart de ses acolytes qui se claquemuraient dans des maisons filmées sous tous les angles avec des équipements que bien des chaînes de télévision de leur pays auraient adoré pouvoir se payer. Finalement, Abdelakim n’était pas si mal. Hichad le remerciait en son for intérieur d’avoir posé aussi peu d’obstacles sur son chemin.
Devant lui, une porte qui devrait, comme souvent les entrées latérales, être celle des cuisines. Pile poil. Désertes, à part une femme de dos qui fait la vaisselle. Furtif, Hichad sort des cuisines et tombe sur un couloir. Au bout, une entrée dans laquelle il discerne un soldat avec une arme en bandoulière. Il le regrette déjà mais il faudra le sacrifier. En se rapprochant, collé au mur, il vérifie que le bonhomme est seul à son poste. C’est le cas. Il déambule dans la pièce circulaire. Embusqué dans l’ombre du couloir, Hichad attend sagement qu’il arrive vers lui. Quand il se pointe, l’agent, d’un bond, lui saisit la tête et la lui dévisse, en une fois, avec un bruit de corn-flakes. Il prend l’arme du mort et l’agrippe par les épaules pour le faire glisser sous un buffet massif.
Deux autres corridors se présentent, mais Hichad prend celui de droite. Là où il entend des voix. De loin, on dirait bien des sons aigus, du genre de ceux qu’émet un petit garçon. Personne en vue. Il s’engouffre dans le couloir et s’oriente à l’oreille. Au fond, sur la droite, les voix viennent de là, on dirait. Bien qu’il ait caché son premier cadavre du jour, il devrait éviter de trop s’attarder sur place. Il se plaque à la porte pour avoir une idée plus avancée des occupants de la pièce. Des enfants, affirmatif. Un adulte, affirmatif. Une femme. Si homme il y a, il n’ouvre pas le bec, ce qui en fait nécessairement un vigile. La meilleure façon de le savoir est de le pousser à remplir son devoir et l’attirer dans le couloir. Hichad donne deux coups sur la porte et se dissimule derrière une grosse armoire ancienne. Il l’entend s’ouvrir, les enfants qui rient derrière, la femme qui dit : « C’est bizarre, je suis certaine d’avoir entendu taper. » Pas de grosse voix. La porte se referme. Et Hichad recommence l’opération, deux coups, il se planque. Cette fois, en jetant un œil rapidement, il aperçoit un homme, pas très grand mais particulièrement large, qui sort et se met à arpenter le couloir à la recherche du plaisantin. Il regarde d’abord du mauvais côté. Dans quatre pas, il sera à la hauteur de Hichad qui pourra peut-être le tuer sans coup de feu ni giclée de sang.
Avec ses deux poings joints, il l’assomme puis, avec le plat de la main, lui donne un coup mat dans la nuque. Efficace. Celui-ci, c’est dans la chambre vide derrière lui qu’il le met. Sous le lit. Il doit faire vite maintenant et déguerpir de la baraque avec le petit. La nounou ne s’attend pas à voir revenir un autre homme que le garde. Elle se lève quand Hichad se présente dans l’encadrure de la porte. Il se jette sur elle, l’attrape par-derrière, l’empêche de crier d’une main et de l’autre, sort son scotch. Il la bâillonne et lui attache les poignets à un lit à barreaux. Les gamins n’ont pas fait un geste, ils ont la bouche ouverte et fixent le monsieur qui maltraite leur deuxième maman. Le Delta prend le garçon, lui met du scotch sur la bouche et le glisse malgré ses gesticulations dans le grand sac qu’il a déplié. Il le met sur son épaule et se barre. La gamine, traumatisée, reste au milieu de la pièce sans crier ni esquisser un mouvement.
Avec son paquet sur le dos, Hichad court jusqu’à l’entrée et se dirige vers les cuisines. Autant repartir par là où il est entré. Avec un peu de chance, la corde est toujours là. La femme qui nettoyait les plats tout à l’heure a disparu. La voie est dégagée. La corde ne s’est pas envolée. Visiblement, personne n’est sorti de ce côté-ci de la maison. Une bonne étoile veille sur Hichad aujourd’hui. Il cale le sac et escalade le mur. Dans la rue qu’il examine arrivé en haut, rien à signaler. Il peut redescendre tranquillement et tracer jusqu’au minivan avec sa monnaie d’échange. La porte coulisse et il se rue dans le véhicule avec le gamin. Là, il lui pose un bandeau sur les yeux, bien serré sans être blessant. Enfin, il peut ôter cette cagoule noire dans laquelle il a transpiré et surtout avec laquelle il ne serait pas très malin de conduire.
Parallèle