Mai 2011, Benghazi, Libye
Les deux journalistes français ne sont pas censés parler l’arabe. C’est crédible. Les Français parlent rarement une autre langue que la leur, difficilement l’anglais et l’espagnol, pas du tout l’allemand, alors l’arabe… L’interview est organisée dans la cour du hammam où Salem s’est installé sous un figuier. Debout, deux hommes armés. Après tout, le tyran était renversé mais la guerre n’était pas encore éteinte. S’ils lui demandaient pourquoi autant d’armes une fois le danger écarté, il répondrait probablement que les ennemis de la liberté, du CNT, rôdent encore, prêts à les détruire. L’ennemi imaginaire, le bon vieux truc utilisé aussi par leur adversaire de toujours, le Satan américain. Sur son visage, Adbelakim porte le mensonge. Un air roué, une barbe mi-longue, des lunettes noires rectangulaires qui cachent de petits yeux malins. Il s’exprime bien. Il s’essaie même à l’anglais par politesse. Le reste, c’est Hamed qui traduit, inquiet. Il a perçu chez ses clients une espèce de force bizarre et de confiance qu’il n’y a pas chez les autres, souvent flippés. Eux ne paraissent pas craindre de faire le voyage dans un pays anarchique et encore explosif. Trop sereins pour être clairs.
On leur a proposé des chaises en plastique mais Julie a refusé pour filmer en mouvement. Miguel a clippé l’autre caméra sur un pied pour capter un plan fixe. Les questions seront simples, exprimées sans le moindre terme ambigu. Ne pas laisser à Salem l’impression qu’ils le suspectent ou sont contre lui. Au contraire, s’il pouvait croire qu’ils le soutiennent lui et la révolution, qu’ils sont ses alliés, ce serait préférable. Complaisant, il faut qu’ils soient aujourd’hui un média complaisant, tout acquis.
Avant qu’ils aient pu poser la moindre question, Abdelakim fait un laïus sur la révolution libyenne. Il dit « nous » et insiste sur les combats, sur le courage qu’il a fallu, et il rappelle les grandes batailles comme celle de Beni Walid. Il mentionne, bien sûr, les martyrs du 17 février. Il développe aussi un chapitre sur la cruauté de l’ancien tyran et les armes de la police pendant les manifestations à Benghazi, les sabres et les bâtons à clous. Hamed traduit d’un ton qu’il veut enthousiaste.
Sans le savoir, Salem raconte la guerre à deux personnes qui ne connaissent qu’elle. Après son préambule, il se tait, une façon de se mettre à la disposition des journalistes. Il attend leurs questions. Alors qu’Annie et Aymard, eux, ne s’attendent à aucune réponse. Les meilleures informations, ils le savent de source sûre, ne se demandent pas, elles se prennent. Les caméras tournent déjà quand l’un des sbires de Salem lui tend un téléphone. Ce qu’il dit en soi dans l’appareil n’a aucun intérêt. Quelque chose comme : « Ah, tu es là, par la grâce de Dieu, d’accord, je m’en occupe. » C’est la suite qui intéresse davantage Aymard et Annie : il interpelle l’autre acolyte et lui ordonne d’aller chercher M. Kounrad qui attend sur la place de la Liberté.
Grande imprudence que de prononcer des noms devant deux étrangers. Aymard avait remarqué que les islamistes malveillants avaient tendance à sous-estimer leurs ennemis. Ils négligeaient certains détails ou commettaient ce genre de gaffes, lesquelles pour eux n’en étaient pas puisque les Occidentaux étaient bien trop stupides pour comprendre. En l’occurrence, il se gourait. Ils savaient parfaitement qui était M. Kounrad, mieux, ils n’avaient pas besoin pour cela de consulter un dossier. Tout était parfaitement enregistré dans leur mémoire. S’ils avaient participé à un quiz sur les terroristes, ils auraient gagné, haut la main. Les Delta avaient les méchants dans la tête et dans la peau. Comme les chiens que l’on drogue pour qu’ils dénichent des sachets de cocaïne ou les chasseurs de nazis, on leur avait appris le terrorisme, ils le traquaient et ne pouvaient plus s’en passer. Ils vivaient avec ces types, y pensaient en se levant, en se rasant ou pas, habitaient parfois derrière chez eux en les écoutant ou devant en les surveillant. Au bout d’un moment, ils savaient tout d’eux, en tout cas plus qu’ils n’en sauraient jamais sur le peu d’amis que leur vie d’agent leur autorisait. Pour déconner, entre eux, ils disaient : « Alors tu l’aimes ton barbu, hein ? » En fait, c’était presque vrai tant l’intérêt pour ces terroristes devait, par obligation, par devoir, devenir une obsession.
Ali Kounrad, il y avait un dossier sur lui. Élément important du parti islamiste Ennahda, victorieux en Tunisie, il avait été, comme la plupart des opposants à l’ancien régime de Bourguiba puis de Ben Ali, envoyé en exil. En France. Mais Charles Pasqua avait fini par prendre des mesures radicales et lui avait fermement demandé de rentrer dans son pays. Ce qui, naturellement, avait fâché Kounrad, devenu alors un ennemi farouche de la France. Sous surveillance de la DGSE, il naviguait entre la Tunisie et les autres pays du Maghreb. On le voyait aussi en Arabie Saoudite, parfaitement à son aise. Par opportunisme et esprit de vengeance, il avait embrassé la révolution dans son pays et comptait probablement en tirer profit. Avec son parti, ils avaient gagné les élections, ils bénéficiaient de la confiance de la population. Ils avaient maintenant un pouvoir légal. Ils étaient polis en plus d’être armés. Comme ici, en Libye. Héros, libérateurs, Salem et sa clique de fous de Dieu avaient obtenu ce qui leur manquait jusqu’alors : le plein jour, la légitimité.
Dans ses réponses, Salem joue la modération. Il s’exprime bien, posément. Il contourne les difficultés par des propos vagues, idéologiques. Quand la question classique du projet de khalifat tombe, le porte-parole du CNT esquive assez lourdement. Julie et Miguel déroulent les interrogations les plus banales possibles, celles auxquelles pensent leurs confrères. Au fond, ils se foutent bien, eux, de la vision que M. Abdelakim Salem peut avoir de l’avenir de son pays, de son projet de gouvernance. Les projets pour un Delta ne comptent pas. L’immédiateté, le présent, est leur seule réalité. Penser au lendemain laisse à l’ennemi le temps de le réduire à néant.
De temps à autre, les deux journalistes se jettent un regard. Ils n’ont pas besoin de se consulter pour savoir qu’ils vont se débrouiller pour ne pas lâcher Salem d’une semelle. Ils croiseraient bien le fameux Kounrad. Et d’autres peut-être… qui débarquent tous pour la réunion de vendredi.
Ses voisins ne le connaissent pas. Il peut très bien avoir un fils, un neveu, un filleul, un enfant dans son entourage. Et il n’est pas absurde qu’un enfant de quatre ans pleure. Alors Hichad ne lui a pas remis de scotch sur la bouche quand il s’est mis à chialer et à demander son père. Trop peur qu’il s’étouffe dans sa morve et ses sanglots. Les gamins, ce n’est pas trop son truc. Il n’en a pas, et n’a jamais eu l’intention d’en avoir. Pas envie d’être responsable, trop joueur, trop coureur et, surtout, pas de très bons souvenirs de sa propre enfance.
Les cheveux longs et bruns, de grands yeux noirs mouillés, le petit garçon toucherait presque l’homme de fer formé à la dure. Il doit absolument s’empêcher de culpabiliser d’avoir kidnappé ce gosse. L’efficacité a seule sa place, la morale n’entre pas en ligne de compte quand il s’agit de sauver plein d’autres enfants. Et puis ce n’est pas comme s’il le torturait ou le tuait. Il ne fait que l’arracher très ponctuellement à ses parents. Le coup du doigt coupé envoyé par coursier, chez les Delta, ça ne se pratique pas trop ! Par contre, l’intimidation, la menace et, dans des cas extrêmement rares, l’emploi de la force, sont dans les mœurs.
Il a installé un matelas dans un coin et déposé l’enfant dessus après l’avoir sorti du grand sac. À côté, sur une chaise, il a mis des biscuits à disposition et un verre d’eau. Peu à peu, le petit se calme et le regarde sans rien dire. Il est temps de passer un coup de fil au paternel.