L’interview vient de cesser brutalement. Comme tout à l’heure, le second interrompt la conversation en chuchotant dans l’oreille de Salem qui se décompose. Blême, il se lève et renverse sa chaise. Il s’excuse, il a un problème grave à gérer. Tandis que Miguel démonte le matériel vidéo avec l’aide de Hamed, il entend, dans le couloir, le téléphone de Salem.
Au complet
Mai 2011, Benghazi, Libye
Le message leur a été passé au Caire. « Grand-mère a beurré le moule » voulait dire : « C’est bon, les gars, venez, c’est le moment. » Vincent et Henry avaient prévu de stationner au Caire plus longuement. Normalement, ça ne se passe pas comme ça. Du temps s’écoule entre la pré-opération et l’opération et les agents chargés de la première phase dégagent le terrain. Mais là, les règles varient. La dangerosité de l’opération augmente un peu plus à chaque entaille faite au cadre. Vincent croit les Delta amplement à la hauteur de ces circonstances délicates, en capacité de bien réagir au changement, à la pression accentuée du temps.
Le passage d’Annie et Aymard n’a pas laissé d’empreintes dans la maison sûre si ce n’est une carcasse, une bouteille de Lagavulin qui traîne dans la cuisine. Les lattes du parquet ont été soigneusement remises en place. À leur tour, Vincent et Henry ont pris des précautions après s’être copieusement servis dans la cache d’armes.
Pendant qu’ils empaquetaient leur arsenal, un homme élancé, en costume mais sans cravate, quittait l’ambassade de France à bord d’une camionnette opaque marquée comme véhicule diplomatique. À cet homme a été seulement donné un itinéraire. Il doit récupérer deux hommes avec une cargaison sensible à un endroit et les emmener à un autre. Il ne sait pas qui ils sont et pourquoi ils se déplacent. Il les conduit, rien d’autre.
Comme inscrit sur la feuille de route, six heures trente pétantes, ils sont là, en train de sortir de l’immeuble, le soleil couchant qui tape sur les verres de leurs lunettes noires. Leurs gestes sont lents. Les deux portent des casquettes de sorte qu’on remarque à peine que le moins grand est blond. Des sacs à dos ventrus et des caisses donnent l’impression qu’ils vont prendre un avion. C’est juste.
La rue baigne dans une lumière orangée rasante et le chant du muezzin annonce la prière du crépuscule. Pendant qu’ils se tourneront vers La Mecque, Vincent et Henry, eux, prendront la direction du désert. Pour l’instant, ils rentrent leur matériel, le disposent de manière à ce qu’il ne bouge pas et le sanglent pour plus de sécurité. Dans la région, les routes sont rarement planes, mieux vaut anticiper les cahots. Le conducteur en costard qui n’a pas dit bonjour et semble se prendre pour un personnage de Men in Black démarre et prend vers l’ouest, vers le couchant. Henry est à l’arrière, qui surveille la stabilité du chargement, Vincent s’est assis, lui, sur le siège du passager. Dans le véhicule, on entend juste la climatisation souffler son air glacial.
Les inquiétudes de Vincent ne se sont pas apaisées. Il fait confiance à ses hommes, à trois mille pour cent, mais doute de la situation, trop tendue. Trop d’improvisation dans cette opération. Vincent déteste les renseignements de dernière minute. La préparation est trop courte. S’il avait été sur place, il aurait empêché Hichad de déconner. Mais ça ne l’arrangeait pas. D’abord, parce qu’Aymard et Annie sont constitués comme un couple professionnel. Mieux vaut les laisser opérer ensemble. Ensuite, parce que Vincent a intérêt à éloigner Aymard de chez lui. Il n’en est pas forcément très fier, mais il couche avec Astrid, la femme d’Aymard. Depuis un certain temps…
Aymard l’ignore, mais sa femme mène une double vie, elle aussi. D’habitude, les agents ne se présentent pas leur famille, l’un ne rencontre jamais la femme de l’autre. Mais Astrid, elle, est sous-officier, elle fait partie de la DGSE, elle est de la maison et tout le monde sait qu’elle est l’épouse d’Aymard. Elle ne travaille pas avec lui à l’opérationnel mais dans les bureaux, à l’administratif. Dans le cadre de ses responsabilités au Service Action, avant la création de la Cellule, Vincent a eu l’occasion de dîner avec Astrid. Il ne peut oublier cette première rencontre avec la jolie femme, châtain clair aux yeux bleus, au petit nez, particulièrement souriante et chatte. Elle l’a aguiché pendant la durée du repas avec son air alangui et son accent d’Europe de l’Est dû à des origines ukrainiennes.
Et puis, une fois dans la rue, elle l’a provoqué : elle s’est rapprochée de lui au plus près, elle lui a soufflé : « Tu ne feras pas le poids… » En homme de défi, Vincent l’a suivie.
Ce qui s’est passé ensuite l’a embrasé pour longtemps. Elle s’est non seulement offerte complètement mais l’a, en plus, initié à l’échangisme. Dans tous les clubs échangistes de la capitale, Astrid a emmené Vincent et l’a affolé avec des séances excitantes dans lesquelles elle changeait de partenaire ou bien en acceptait plusieurs. L’agent retrouvait dans ces soirées très privées l’adrénaline de l’action. Il aimait ça, ces interdits, ces secrets, cette ambiance étrange faite de bruits humides, de petits cris et de lumières tamisées. Ça lui donnait un goût de danger dont il avait besoin.
En fait, Astrid lui avait comme fait son premier shoot. Il avait besoin de retourner encore et encore dans ces boîtes à partouze, de baiser sa maîtresse et d’autres, de perdre ses repères, de lâcher son corps et son désir, puissant. D’être simplement, purement animal, sur le qui-vive, comme sur le terrain. De son côté, la diablesse est simplement nymphomane. Au point de la soupçonner d’avoir intégré l’armée pour se plonger dans un bassin de testostérone et se faire le plaisir du choix et de la quantité dans cet univers viril. Elle reste discrète, elle fait sa vie dans Paris tandis qu’Aymard se trouve à Cercottes ou carrément loin, comme là, en Libye.
Vincent rendrait bien ce service à Aymard en le prévenant que sa femme le trompe. S’il n’était pas l’un des amants… Pour l’instant, il préfère l’envoyer à l’étranger plutôt que de se taper Astrid à seulement quelques kilomètres de ses yeux. Plus correct, si plus hypocrite encore. Idéalement, il faudrait qu’il interrompe cette liaison, mais il doit avouer qu’Astrid est le meilleur coup qu’il ait eu et il regretterait de devoir s’en passer. Il serait en manque. Avant de quitter Paris, il a pris sa dose avec elle au Donjon et aux Chandelles et sur le moment, il s’est félicité d’avoir écarté Aymard. Maintenant, il n’est plus très sûr.
En l’air
Mai 2011, Le Caire, Égypte
Quand il rêve pendant un trajet en mission, Henry s’interdit de penser à sa famille. Il s’évite une trop grande déconcentration et évacue ainsi la peur. Il ne craint jamais sa propre mort pour lui-même. Solide et courageux, il est prêt à donner sa vie pour sa patrie. Mais si, par hasard, le visage de ses six enfants apparaît, il se ramollit, s’affaiblit. L’angoisse d’en faire des orphelins, de ne plus les voir, là où il sera. Car Henry croit au ciel. S’il n’était devenu un Delta, il aurait été séminariste. Fervent catholique, il se rend à la messe dès que possible et prie quotidiennement. Autour de son cou, une chaîne avec plusieurs médailles ovales. « Les saints qui veillent sur moi », répond-il quand on l’interroge, généralement avec une pointe de moquerie. Comme Vincent, il est capitaine, et comme Vincent, à son âge, cinquante-quatre ans, il a eu le temps d’en baver, le temps de se dire qu’il allait mourir, sans doute violemment.