Charitable et humain, doux en somme, Henry montre parfois un autre versant de lui-même, violent et radical. Il peut vriller en une seconde. Un go pour une opération et voilà la brebis chrétienne qui devient un fauve. Sa détermination, sa réactivité dans l’action, sans préalable intellectuel ou psychologique, sont des qualités que voulait Vincent dans son équipe. Un type comme Henry avec ce tempérament net et clair, qui tranche dans le vif sans ciller et sans hésiter, cette maturité, pouvait vertébrer la Cellule.
Il avait des années de service à son actif, Henry. Il avait commencé fort, dans le 13e RDP à Dieuze. C’est là qu’on apprend l’infiltration. De nuit, en milieu rural, il fallait passer derrière les lignes ennemies reconstituées, avec sur le dos un chargement très lourd. Mais ce n’était pas le plus difficile. Une fois de l’autre côté, il fallait construire une cache assez grande pour vivre dedans une semaine ou deux. Creuser le trou, l’installer, le couvrir avec les planches de bois apportées pour faire une trappe et disposer des branches, des feuilles, des troncs pour rendre le tout invisible. Dedans, il aménageait deux parties : l’une avec une banquette pour se reposer, l’autre pour les moments d’observation à travers l’entrebâillement de la trappe. Quand il fallait pisser, il utilisait une bouteille, pour le reste, il suffisait de s’extraire de sa fosse la nuit, de se dépêcher et de faire disparaître toute trace…
Henry s’était familiarisé avec la patience, le calme nécessaire au bon renseignement et, surtout, avec la discrétion. Il savait se rendre totalement imperceptible. Sa faculté à rester immobile des heures lui était utile en mission. Il tenait longtemps dans des conditions extrêmes, il résistait au froid, à la fatigue, à l’enfermement… Et il était un sniper redoutable. Sans laser, la nuit, il était quand même capable d’atteindre sa cible du premier coup.
Au Service Action, Vincent avait entendu parler de lui et de sa solidité, il avait vérifié et l’avait recruté. Maintenant, Henry fait figure de sage, d’ancêtre, dans la Cellule. Parfois de gentil aussi. Pendant un stage guérilla, il avait refusé de tuer des lapins et des poules qui constituaient pourtant leur dîner. Pendant longtemps, les autres l’avaient appelé « Henry-Brigitte ». Doux, il prêchait la paix, l’amour d’autrui, mais, en tant que Delta, il pouvait se transformer en tueur implacable. Il vivait, plutôt bien, une sorte de schizophrénie. Il parvenait, alors que ça semblait impossible, à concilier le commandement de son dieu, « tu ne tueras point », avec celui de la Cellule, « tu tueras donc ».
Vincent adorait la distinction et la gentillesse d’Henry mais ne comprenait pas cette foi inébranlable chez un homme qui avait été témoin de tant d’horreurs, de massacres et de tristesse. Comment pouvait-il garder espoir dans l’âme humaine alors qu’il avait constaté le pire, le summum de la pourriture, les vices les plus grands ? En fait, à sa mission de Delta, il apportait une dimension spirituelle : il nettoyait la vermine, les blasphémateurs, ceux qui utilisaient le nom de Dieu pour exterminer des innocents, ceux qui trahissaient les enseignements divins. Il était un soldat de la République, et autant un soldat de Dieu. En cela, il percevait les adversaires des Delta avec une acuité extraordinaire. Il se trouvait avec eux des points communs, acceptait cette ressemblance pour mieux pénétrer leur esprit, mieux les décrypter. Et mieux les vaincre.
Dans le véhicule qui les amène dans le désert, Henry visualise l’action à venir. L’avion puis le parachutage nocturne. Il passe en revue tout ce dont ils ont besoin et il coche mentalement les accessoires indispensables à leur saut tout à l’heure, à leur arrivée en douceur à Benghazi.
Le chauffeur, lui, définitivement mutique, déroule dans sa tête l’itinéraire : Bawiti, puis direction Al Bahria, et après quelques dizaines de kilomètres, sortie de route. Rendez-vous au point 28° 23’ 17,08” Nord, 28° 44’ 21,75” Est. Et pour lui, le job s’arrêtera là.
Fixeur
Mai 2011, Benghazi, Libye
Les journalistes français se comportent bizarrement. Ils ont congédié Hamed qui leur avait pourtant organisé deux autres rencards avec des huiles du CNT. S’il n’était pas déjà blasé, s’il n’avait déjà vu toutes les folies possibles, il s’arrêterait sur leur cas. Mais là, il s’en va sans sourciller, content de ne plus voir la tête faux jeton de Salem et son sourire satisfait.
En fait, le sourire s’est évanoui et a fait place à une mine grave. Embusqués de l’autre côté de la rue, Aymard et Annie le voient sortir du hammam et monter dans sa berline. De loin, ils le suivent, intrigués, et excités aussi à l’idée que Ali Kounrad pourrait se pointer.
Abdelakim Salem rentre tout bêtement chez lui. Et quand sa voiture s’avance dans la cour de sa maison, les deux espions ont le temps d’apercevoir, à l’intérieur, une clique de gens qui donnent l’impression d’être en panique.
Ils pourraient attendre l’arrivée de Kounrad mais pour que cela soit utile, il faudrait avoir installé des micros dans la maison pour avoir une chance de capter leurs conversations avec, au milieu, le détail manquant de l’opération. Et ça, c’était bien trop risqué. Ils auraient pu se faire choper et annihiler toute chance d’aller au bout de la mission, le lendemain. Il leur semble préférable de partir, de rentrer à l’hôtel et de rappeler Hamed.
Quand il revient, il a changé. Maintenant, il est méfiant et froid. Il n’a pas apprécié qu’ils le plantent comme ça et les prévient qu’ils n’ont pas intérêt à recommencer. Le couple se confond en excuses et justifie ses manquements par l’attrait du scoop. Ils ont été, dit Miguel, sur la piste d’une info assez énorme, assez précieuse pour leur assurer un prix Albert Londres en plus de la satisfaction d’un super reportage.
Finalement, Hamed s’était laissé convaincre de leur donner une deuxième chance. Son indulgence n’avait rien de charitable. Il y trouvait son intérêt. Il manipulait les journalistes qu’il guidait. À Benghazi, tout le monde jouait avec tout le monde. La vérité était, plus qu’ailleurs, très fluide. Personne n’avait intérêt à ce qu’elle se fige quelque part. Ceux qu’il était le plus utile de tromper étaient les médias internationaux qui, eux, avaient une influence sur le cours des événements. Il s’agissait de les allier, de les gagner à sa cause, de dire ce qu’ils avaient besoin d’entendre. Le diable se nichait dans les détails qui compliquaient tout et brouillaient la vue et la compréhension des observateurs étrangers. Il fallait faire simple, proposer une bonne histoire compréhensible, donc manichéenne.
Il y avait d’un côté le méchant Kadhafi et ses sbires, de l’autre, les héros de la Révolution. Et le peuple libyen, au milieu, coincé entre son sale passé et son inévitable avenir. En fait, évidemment, les groupes n’étaient pas si distincts, ni si unis. Au sein des libérateurs, du CNT, il y avait une multitude de courants différents. Certains se satisfaisaient de leur victoire et imaginaient reconstruire leur pays sur des bases démocratiques, d’autres nourrissaient encore leur haine et voulaient étendre leur pouvoir dans le pays et au-delà de ses frontières, d’autres encore se moquaient bien du pays et guettaient le moment propice pour s’approprier les richesses de l’ancien tyran. Le paysage politique était particulièrement bordélique. Plein de miniguerres se déployaient à l’intérieur de la guerre principale opposant l’ancien régime et le nouveau. Des comptes restaient à régler et le peuple n’en avait pas encore fini de tous ses cadavres.
À l’inverse de ses copains, fixeurs comme lui, Hamed, qui faisait preuve d’une certaine clairvoyance, comptait faire comprendre, au moins à quelques-uns dont Miguel et Julie, qu’une coalition d’extrémistes s’était formée et qu’elle s’appuyait sur son pays pour vaincre, en s’infiltrant parmi les libérateurs. Il les avait donc emmenés dans l’après-midi rencontrer un des types du CNT qu’il soupçonnait d’être un islamiste malveillant et connecté à d’autres canailles équivalentes dans les pays voisins.