Jamal Mukti n’était pas net. Ses fréquents voyages hors de Libye, que sa profession d’instituteur ne justifiait pas, la radicalité de ses discours, le refus de reconnaître l’aide des frappes de l’OTAN… autant d’indices qui avaient attisé la curiosité de Hamed. Le Libyen avait gagné ses médailles de héros en se battant à Tripoli. Son rôle au sein du CNT n’était pas clair, il montrait une certaine influence, était présenté par les autres comme un genre d’éminence grise, de penseur. Il avait accepté la proposition de Hamed, bien qu’habitué à rester dans l’ombre, parce qu’il voulait se servir de son pouvoir médiatique pour renforcer sa place et son aura auprès de ses cousins islamistes.
Dans une avenue à cinq kilomètres à l’ouest de l’hôtel Tibesti, Hamed s’est garé et, à la porte d’une longue maison toute neuve, a sonné. Cette fois, l’interview de Miguel et Julie s’est déroulée sans interruption. Mais n’a duré que dix minutes. Mukti n’est pas un mec loquace. Le pire des clients pour un journaliste puisqu’il se contente parfois de répondre par un simple « oui » ou « non » ou « peut-être ». Miguel a ramé pour lui soutirer des réponses plus riches, en vain. Parfois il sourit seulement.
Au bout d’un moment, les deux journalistes, découragés, ont levé le camp. Ils ont gagné des images d’un des types de la clique qui les intéressent. En partant, ils en ont croisé un autre, dans une pièce contiguë à celle de l’entretien. Il s’agit d’un barbu qu’ils connaissent bien. Son visage leur est familier, ils l’ont déjà vu en vrai et en photo. Barbe grisonnante, bouffi, le nez fin et les yeux rapprochés et bordés de plis et de poches, Larbi Lamraj, la soixantaine bien portante, traîne dans la maison de Jamal Mukti en jogging blanc satin et babouches. Il a été libéré récemment des geôles égyptiennes et peut à nouveau participer aux activités des Frères Musulmans dont il est l’un des chefs idéologiques et le plus radical… il en est aussi le financier. Homme d’affaires richissime, il injecte des sommes astronomiques dans le mouvement islamiste égyptien.
En 2007, avant qu’il ne soit mis en prison, la Cellule avait essayé de l’éliminer. Mais sa voiture piégée avait tué l’une de ses doublures et il avait, par la suite, accru sa vigilance. Il était devenu impossible de le buter. En taule, ensuite, ça ne s’était pas arrangé : il avait payé des hommes de confiance pour qu’ils se fassent incarcérer et puissent le protéger dans sa cellule.
Annie avait demandé les toilettes avant de partir pour qu’Aymard puisse essayer de prendre une photo ou deux de la rencontre surprise. Mais Larbi avait filé dans une autre partie de la maison et Aymard avait abandonné son idée. Au moins, maintenant ils étaient fixés : les Frères Musulmans seraient clairement de la partie le lendemain en la personne de Lamraj.
Ils avaient eu, par un de leurs contacts du Service Action sur place, la confirmation que dans Benghazi, ça grouillait d’islamistes radicaux. On leur avait parlé du Hezbollah et de la présence d’Anouar Mouram, soupçonné, avec deux autres, dans l’assassinat en 2005 du Premier ministre Rafik Hariri. Décidément, il n’était pas question de foirer l’opération et de manquer l’occasion d’un génocide de terroristes !
L’autre témoin, un élément de la partie combattante du CNT, auprès duquel Hamed avait introduit Julie et Miguel, n’avait pas apporté grand-chose à Annie et Aymard mais avait raconté des trucs intéressants pour leur sujet télévisé sur la montée de la révolution dans le pays et les étapes décisives de sa libération. En rentrant à l’hôtel, les deux journalistes avaient bossé leur reportage, ils avaient dérushé leurs interviews et goupillé un montage. Julie avait enregistré le commentaire, Miguel avait compressé la vidéo de trois minutes et l’avait envoyée à France I. Ils avaient bouclé leur mission de reporters.
La rédaction en France avait accusé réception du fichier et un mail codé était tombé deux secondes après dans la boîte d’Aymard. Le temps de se déconnecter, d’entrer dans sa pièce secrète et de décoder le message, il avait lu un paragraphe qui l’avait saisi. On lui disait, l’information venait de Benghazi mais était passée par Cercottes et Cyprien, qu’une femme, une journaliste algérienne, enquêtait sur lui, posait beaucoup de questions à ses contacts privilégiés — dont certains appartenaient aux services — sur le compte de cet homme qu’elle avait croisé à l’hôtel et qu’elle croyait connaître. À la façon qu’elle avait de le regarder, il aurait pu se douter qu’elle se renseignait sur lui. Il avait répondu à Cyprien et posé une requête, il lui fallait en savoir plus sur elle. Et enfin se rappeler où il avait vu cette femme.
Chantage
Mai 2011, Benghazi, Libye
Hichad avait trouvé les mots pour énoncer clairement la situation. Salem n’avait pas le choix. Soit il crachait les infos demandées et acceptait de porter un micro pendant le congrès, soit son fils aurait des problèmes. En résumé, soit il se retournait au profit d’Hichad, soit il perdait son gosse. Lors du premier appel, il lui avait demandé de rentrer chez lui et d’attendre un deuxième appel plus explicite. Il lui laissait le temps de la réflexion : il avait une heure.
Les coups de fil d’Hichad étaient intraçables et il faisait l’effort aussi de masquer sa voix, au cas où… Avant toute explication, il lui avait passé son fils, pour lui prouver qu’il ne mentait pas, qu’il avait les cartes en main. L’agent n’avait jamais fait ce genre de trucs, qu’on voit d’ordinaire dans les fictions au cinéma. Mais il notait déjà combien la méthode était convaincante. Il ne doutait pas que Salem obéirait pour revoir son fils.
Le petit dormait maintenant sous le bandeau, la bouche ouverte et le nez croûté par la morve sèche de ses pleurs. Enfin, Hichad était détendu. Il pouvait fumer une clope et préparer son évacuation vers la maison de repli où il devait retrouver les autres plus tard dans la soirée pour fixer l’opération.
Henry et Vincent sont sur place depuis trente minutes au moins. Ils ont vidé le thermos de thé et mangé déjà quelques-uns de leurs biscuits énergétiques. Ils ont parlé aussi. De la mission, des dernières nouvelles de Benghazi, des excès d’Hichad. Et d’Henry, de son âge, de sa retraite, bientôt, de ce qu’il en ferait. Il redoutait l’ennui. Il disait : « Quand on a eu cette vie, comment peut-on retourner à la tranquillité de son jardin ? » Ses enfants avaient grandi, ils quitteraient bientôt le nid. Il se retrouverait avec sa femme, ses croyances et ses souvenirs qui ne le laisseraient pas en paix. N’était-ce pas la malédiction des Delta ? De ceux qui connaissaient la guerre, y avaient participé, en victime ou bourreau, en avaient été les témoins ? Perdre le sommeil. L’angoisse de n’avoir plus que ça à faire, dormir, mais ne plus pouvoir, jamais. Vincent a voulu rassurer son agent. Pour l’instant, pas de retraite, une mission, peut-être la plus importante de sa carrière. À force de fréquenter des Orientaux, Henry avait assimilé quelques préceptes qui l’aidaient à réfléchir et à se calmer quand son Dieu lui faisait défaut. Il avait retenu que demain n’existe pas encore, hier n’existe plus, seul aujourd’hui existe, maintenant.
Tout est prêt pour l’avion. Henry et Vincent ont préparé une zone de posé à l’ancienne, façon BCRA (Bureau central de renseignements et d’action) ou armée des ombres. Des boîtes de conserve, qu’ils ont remplies de sable et imbibées d’huile et d’essence, sont disposées en L sur huit cents mètres. Ils ont allumé les brûlots vingt minutes avant l’heure prévue, vingt heures. Avec une marge autorisée de - 3 minutes avant, + 4 minutes après. Mais le marquage au sol doit être confirmé par d’autres signaux lumineux envoyés cinq minutes avant l’heure H avec une maglight en morse. Le code pour valider l’atterrissage, un V, c’est-à-dire trois points courts puis un long, n’est autre que le début de la cinquième symphonie de Beethoven, utilisé comme message le jour du Débarquement.