Quintet
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans le ciel éclairé par une lumineuse pleine lune, à la limite de ses + 4, l’Hercule C 130 perce la mince couche de chaleur qui plane à quelques mètres au-dessus du sol et se montre. Il pique rapidement et atterrit. En arrivant au niveau des deux Delta, il fait un demi-tour et leur montre la tranche arrière qui s’ouvre pour qu’ils embarquent.
Dans l’Hercule, ils découvrent cinq types équipés de lunettes nocturnes : un pilote et son copilote, un mécanicien de navigation et un autre de soute, un chef largueur, qui saluent les arrivants d’un ton cordial. Le pilote tourne même la tête pour dire bonjour. Il a l’air plus disert que le man in black qui les a accompagnés dans le désert. Trop même. Il sort immédiatement une succession de blagues bêtes et désuètes telles que « en voiture, Simone ».
Ses deux nouveaux copains ne répondent pas à ses sollicitations de comique amateur. En fait, ils sont gelés. L’attente dans le désert du soir les a refroidis. Ils ne semblent pas avoir envie de déconner. Alors le pilote se retourne et met les gaz en échangeant seulement avec son copilote. Dans le ventre de l’avion, Vincent et Henry ne perdent pas de temps. Dans des gaines EL 20, ils répartissent le matériel, cinq kilos d’explosifs chacun avec les détonateurs et les radios, des glocks et des MP 5. L’Hercule grimpe très vite et tous ses occupants respirent dans des masques à oxygène pour aider leurs efforts devenus pénibles au-delà de quatre mille mètres. Ils sauteront à dix mille mètres tout à l’heure. Leurs sacs à dos contiennent une réserve d’eau qui atteint leur bouche grâce à une pipette, le produit pour la destruction du matériel de parachutage une fois au sol, les vêtements chauds nécessaires et un fond de sac, le strict minimum dont un agent a besoin en opération.
L’avion a emprunté l’autoroute du ciel, le trajet aérien officiel, en contact avec les tours de contrôle. Son plan de vol, c’est Paris/Rome/Le Cap/Paris. Ils auraient pu être dans l’avion au départ de Paris mais il n’est pas question qu’ils apparaissent sur la liste des passagers. Le pilote a éteint la radio le temps de se poser et de récupérer les deux Delta. Il ne déviera plus de sa trajectoire, ce sont Vincent et Henry qui auront à voler jusqu’à Benghazi. Pour l’instant, ils extraient de leurs sacs à dos la tenue adéquate, qu’ils enfilent. À cette altitude, ça caille. La technique est de multiplier les couches de vêtements pour isoler son corps du froid. Un sous-vêtement en synthétique spécial recouvert d’une polaire et d’une combinaison en gore-tex super résistante et chaude. Leurs chaussures de rando et leurs couvre-chaussures aussi sont en gore-tex, et assez solides pour atterrir sur des surfaces difficiles. Ils enfilent simultanément des cagoules noires qui ne laissent dépasser que leurs yeux. Ils s’équipent avec les deux parachutes qui les attendaient dans l’avion.
Presque au point. Dans quelques secondes, ils mettront leur casque équipé de JVN (jumelles de vision nocturne) et accrocheront les gaines aux sangles des parachutes que Vincent a équipés d’une voile spéciale imitée d’une voile de parapente. Moins fragile, plus maniable dans le vent mais à la fois très fine (de dix), la voile expérimentale a déjà donné satisfaction. Sur les gaines, ils calent un compas et un GPS pour naviguer dans le ciel jusqu’au point de rendez-vous avec leurs amis de la Cellule. Avant de s’acheminer doucement vers la queue de l’Hercule, ils passent en oxygène individuel. La tranche arrière s’ouvre avec un bruit de machinerie hydraulique et le voyant vient de s’allumer, en rouge. Vincent et Henry se positionnent dos au vide et attendent le vert pour sauter.
C’est le moment, ils plongent, Vincent en premier, Henry derrière lui. Ils font une bascule à dix mille mètres, les bras en croix, face moteur, et ouvrent immédiatement leur voile. Le ciel est lunaire, ni noir ni ensoleillé, dans un entre-deux presque mystique. Les deux jouissent de cette beauté, suspendus à leur voile qui met six cents mètres à se déplier entièrement et à freiner leur chute. Vincent ne se lasse pas de cette sensation, de ce bonheur à embrasser le vide, à côtoyer le ciel. Le saut lui procure des orgasmes démultipliés.
D’ailleurs, avant d’être un Delta, il est un para. Il descend de ces braves qui, pendant la deuxième guerre, avaient l’audace de sauter en territoire occupé pour lui rendre sa liberté. Il était fier de cette filiation, la revendiquait. Quand d’autres se bourraient la gueule pour se délester d’un souci, lui faisait plusieurs sauts d’affilée et rentrait chez lui, ivre, saoulé par l’altitude et les poussées d’adrénaline. La vigueur lui faisait du bien, le contact frontal avec les éléments le ramenait au cœur de lui-même.
Il a le temps de prendre son plaisir, quatre heures pendant lesquelles il dérive avec Henry. Les vents leur sont favorables et les emmènent sans trop de navigation. Trois cents kilomètres de vol, de contemplation et de pensées profondes.
Assis dans leur 4 × 4, Annie et Aymard les guettent. Ils vont les voir, comme des oiseaux, tournoyer dans les airs puis faire un piqué vers eux. Tout se passe bien, l’aire de posé est propre et leur trajectoire nette. Ils se dégagent rapidement de leurs voiles, les ramassent et les mettent en boule.
Ils creusent des trous dans lesquels ils les enfouissent et sortent de leur sac les quatre kilos de liquide magique. Mis au point par la Salle 12 pour les Opérations Aériennes Clandestines (OAC), ce genre d’acide dissout le matériel sur lequel il est versé. Ils remettent de la terre par-dessus. Dans moins de vingt-quatre heures, il ne restera que des cendres. Plus de trace de leur arrivée par l’espace aérien interdit.
Les deux parachutés checkent leurs collègues en montant sur la banquette arrière avec leurs chaussettes géantes bourrées d’explosifs et du reste de l’attirail exigé pour l’opération. Il est exactement minuit douze, Vincent et Henry ont employé seulement sept minutes pour atterrir, plier et grimper avec le matériel dans la voiture.
Ce ne sont pas exactement des retrouvailles de potes ce soir. Le bonheur qu’ils ont d’être ensemble dans le 4 × 4 est de voir l’équipe réunie, la meute convoquée. Pour la première fois depuis la création de la Cellule, ils sont tous impliqués dans la même mission au même moment. Vincent a conscience d’avoir mis tous les Delta sur le coup et de risquer, cette fois, non pas un homme ou deux, mais son groupe en entier. Pour l’instant, il manque Hichad. Vincent interroge Aymard à son sujet. Où est-il ?
Il doit être en train de les rejoindre dans la maison de berger qu’Annie a dégotée pas loin dans cette banlieue Sud de Benghazi. Vincent se marre en pensant qu’Hichad se sent comme chez lui ici. Arrivé le premier, il a fait son trou au point, maintenant, de garder un peu trop d’autonomie. Il est parfaitement couleur locale. Brun, barbu, le visage tanné par le soleil, les yeux noirs.
Un Delta doit savoir réagir par lui-même, il est le seul dans l’action à pouvoir l’évaluer et la gérer. Mais il doit garder à l’esprit qu’il engage, à chaque geste, la responsabilité de la Cellule, et ne doit pas perdre de vue les règles. Quand Vincent a inventé les Delta avec Cyprien, il méditait sur le danger de former des tueurs, des loups, qu’il serait plus tard difficile de brider. Pour être comme le reste de sa famille de combat, Vincent ressent cet appel au sang, à la folie meurtrière, qui les traverse et mesure encore une fois la difficulté qu’il y a à le contrôler, à le canaliser pour exploiter son potentiel.