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Précisément, les quatre ont accepté de glisser du Service Action à la Cellule, pour enfin aller au bout, achever le boulot qu’on leur demandait de commencer. Souvent frustrés quand ils étaient encore au SA de ne pouvoir conclure, de n’avoir pas l’autorisation de traiter leurs cibles.

Au Service Action, ils se plaignaient de ne pas en disposer et avaient rebaptisé le Service en « Service Inaction ». Maintenant, ils signaient un épilogue, ils agissaient. Ils réglaient les problèmes en profondeur avec une opération tout à fait chirurgicale mais sans anesthésie.

Ils pouvaient enfin lâcher leurs coups, ils avaient regagné le sentiment du travail bien fait parce que terminé. Enfin, ils se sentaient utiles, ils en avaient les preuves concrètes, les cadavres de terroristes alignés dans leur tête. Ils vouaient une gratitude sans bornes à Vincent pour les avoir extraits du vase dans lequel ils s’étiolaient. C’était comme s’ils étaient passés d’un jeu vidéo à la guerre en vrai, en 3D, avec les vraies odeurs, les vrais dégâts, les vrais risques. Un pur shoot d’adrénaline, une bouffée intense de vie. Quand ils approchaient la mort, les Delta se trouvaient vivants, survivants.

Bergerie

Mai 2011, Benghazi, Libye

La maison se trouve à proximité du terrain, à une dizaine de minutes par un chemin caillouteux et parsemé d’énormes trous qu’Aymard cherche à contourner. Les phares éclairent la façade de la chaumière et révèlent qu’Hichad est déjà là. Avant d’entrer, Annie invite Vincent et Henry à déposer le stock d’armes dans la cache à cinquante mètres qui a été aménagée. Un trou a été creusé, une caisse en bois avec un revêtement à l’intérieur pour protéger l’armement de l’humidité, de la poussière ou de la chaleur, casée dedans. Par-dessus, pour dissimuler le tout, du sable et des feuillages desséchés.

Annie dépose les pains de plastique et les détonateurs avec une joie évidente et spontanée. Quand elle sort des gaines les MP 5 et les glocks, son visage prend presque un air lubrique. Elle adore ça et regarde presque Vincent et Henry comme deux Pères Noël qui viennent de débarquer par le ciel avec des armes par milliers. Si elle s’écoutait, elle resterait là, à caresser les cadeaux. Henry laisse échapper un rire. « Annie, calme-toi, allez, ne reste pas là, tu vas pas dormir dans la cache d’armes quand même ! »

Quand Vincent ouvre la lourde porte en bois de la bergerie, il sursaute. Ce qu’il voit ne lui plaît pas du tout, en plus de le surprendre — ce qu’il déteste. Dans la grande pièce éclairée aux bougies, assis sur le sol en terre battue, un petit garçon brun, les yeux bandés. Debout, à côté de lui, Hichad sort son matériel informatique de son sac. Vincent le regarde se retourner, ne dit rien, attend qu’il parle. Aymard entre derrière Vincent et réagit plus spontanément. À la vue de l’enfant, il s’exclame : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Moqueur, Hichad répond : « Un enfant, ça s’appelle un enfant, et lui, plus spécifiquement, est un petit garçon. » Légèrement énervé par le ton de son Delta, Vincent se décide à intervenir.

— Tu peux nous expliquer ?

— Oui, j’allais le faire.

— Quoi qu’il en soit, tu aurais dû prévenir.

— Trop dangereux.

— Ah, parce que tu trouves qu’un enfant ici, c’est pas dangereux ?

— Si, si…

— Tu connais nos règles, pas les femmes, pas les enfants. On ne touche pas, bordel, c’est pourtant clair et net, ça, non ?

— Ne t’inquiète pas, on ne va rien lui faire à cet enfant !

— Si, je m’inquiète, parce que tu déconnes, tu débordes, tu fais n’importe quoi. Tu pètes les protocoles quand ça t’arrange. T’es un soldat avant tout, tu respectes les ordres, tu ne prends pas tes décisions tout seul.

— Demain soir, la réunion, et on ne sait toujours pas où. Le gamin était le seul moyen. Autrement, on était baisé.

— C’est qui ce gamin ? Ne me dis pas que…

— Si, je l’ai enlevé. C’est le fils d’Abdelakim Salem.

Sur ces mots, Aymard explose de rire. La séquence de l’interview interrompue avec Salem repasse en accéléré dans sa tête. Il vient d’établir la connexion. Sans s’être concertés, ils avaient tous collaboré au kidnapping. Les faux journalistes avaient attiré le père hors de chez lui pour qu’Hichad puisse tranquillement emmener le fils. Trop fort ! Aymard se dit que les Delta font mieux que de la transmission de pensée entre eux, de la transmission d’actions !

Quand ils rejoignent le trio, Annie et Henry hallucinent eux aussi. Hichad leur fait la légende de l’image bizarre qu’ils ont sous les yeux. D’un coup, le petit se met à pleurer. Aymard ne peut s’empêcher de vanner Annie : « Il est malin le petit, sans déconner, regarde, il a capté que t’étais une meuf. »

Vincent n’a pas particulièrement envie de rire. Il bombarde Hichad de questions sur ce qu’il compte faire du gosse et ce qu’il a obtenu de son père. Alors que les réponses seraient censées le rassurer, elles augmentent son angoisse. Quel culot ce Hichad ! En trois minutes, il a décidé d’entrer dans la maison d’un islamiste assez peu aimable, et lui a piqué son gamin de quatre ans, la prunelle de ses yeux, pour le faire chanter. Et ce qu’il exige en échange, c’est bien pire que du fric. La trahison, balancer ses amis.

Hichad a rappelé Salem, comme convenu. Pour commencer, il lui a donné le mode d’emploi. Il porterait des micros vendredi et allait lui indiquer immédiatement l’adresse de la réunion. Sinon, il couperait un à un les petits doigts de l’enfant. Et le jour J, s’il tentait quoi que ce soit de déloyal, il ne reverrait jamais sa progéniture. Ces phrases, Hichad les avait énoncées sans scrupule et sans peur, avec une espèce de calme qui l’avait troublé. Il s’était entendu ajouter dans l’appareil : « Soyez sage, je vous préviens, je peux pas saquer les gamins, ne me donnez pas un prétexte pour leur faire du mal… »

Au bout du fil, l’autre s’était étranglé et après quelques courts instants, il avait dit : « OK, OK, je vais vous dire, d’accord. » Il avait encore laissé quelques secondes de silence pour son tumulte intérieur avant de lâcher l’info, L’INFO, celle qui obsédait les Delta.

L’aéroport de Benghazi. La tour de contrôle.

Salem avait voulu parler à son fils, Hichad avait refusé. Il lui passerait le lendemain, il lui téléphonerait à nouveau.

Hichad était impressionné. Ils étaient inventifs ces terros. Les pistes de l’aéroport avaient été bombardées et étaient devenues impraticables. L’aéroport avait donc été fermé et mis sous bonne garde. En dehors des surveillants (des complices, probablement), le lieu était parfaitement désert. Le meilleur endroit possible pour organiser un petit comité en toute discrétion et, encore mieux, dans la tour de contrôle, pour le point de vue idéal sur d’éventuels gêneurs.

Le meilleur endroit possible aussi pour réussir l’opération. Une tour, facile à faire exploser, facile à surveiller. Il leur faudrait vérifier l’entrée de chaque participant. Leur liste n’était pas complète, ils étaient certainement plus nombreux. Et ils avaient besoin de savoir précisément qui mourrait ce jour-là, qui ne serait plus à tuer.