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La bergerie, sommaire, convient parfaitement aux Delta pour ce qu’ils ont à y faire : préparer l’opération. Et ils commencent dès ce soir. Annie et Aymard rentreront ensuite rapidement à leur hôtel et Hichad dans son appartement. Plus que jamais, il faut jouer son rôle officiel. Les journalistes sont bien censés partir de l’hôtel demain matin. Se montrer le plus possible la veille, ne pas attirer l’attention par des absences ou des ruptures d’habitudes. Rester normal.

L’enfant, lui, repartira avec Hichad, qui devra s’en débarrasser au matin, même s’il serait préférable de tenir la monnaie d’échange hors de la ville jusqu’à l’heure H. Il est probable que Salem, qui n’est pas du genre à rester une victime, a déjà agité sa petite garde pour retrouver son fils. Vincent ne lâche pas Hichad. Il lui suggère l’hypothèse selon laquelle Salem préviendrait les autres et préparerait un piège. « Tu vois, Hichad, tu nous aides parce que nous avons le lieu et en même temps, tu dois te rendre compte que tu ne nous aides pas du tout. Imagine qu’ils aient mis au point un traquenard et qu’on n’ait pas le temps de faire sauter. On fait quoi, hein ? Explique-moi. »

Et puis, il parle du gosse, encore. Qu’Hichad comprenne. Il conclut en lui expliquant qu’il a autre chose à foutre que de faire du baby-sitting. Ils n’ont pas voulu l’attacher. Le petit pourrait en aveugle, pendant un moment d’inattention générale, mettre la main sur une arme et faire des conneries. Elles sont chargées, au cas où des ennemis trouveraient la bergerie. Annie est d’avis de mettre l’enfant dans la petite pièce au fond pendant leur réunion, la réserve de bois ; en cadenassant la porte, ils seraient tranquilles. Annie se charge d’installer un matelas et une couverture.

Le débriefing dure deux heures. Toutes les informations glanées par Hichad, Aymard et Annie pendant la préops sont mises sur la table de fortune, des planches en bois vermoulues. Les photos d’abord et les fiches d’identité qui vont avec, les enregistrements vidéo et audio, chaque renseignement est exposé à la Cellule.

Puis vient la préparation de l’opération, l’organisation du piège et la distribution des rôles. Le plus important reste à venir cette nuit, avant l’aube : il leur faudra répartir les charges dans la tour de contrôle. Ils vont la faire sauter. Vincent et Henry ont convoyé le matériel nécessaire, les dix kilos d’explos, et s’occuperont de les déclencher. Hichad, lui, conduira le minivan Toyota vitres teintées et porte coulissante et sortira ses deux frères d’armes de l’aéroport pour les amener au point d’exfiltration.

Ils concluent la séance de travail par les incidents potentiels pendant l’opération. Envisager le pire et les façons instantanées d’y remédier. Cette fois, la liste est longue. Les Delta sont hors des clous. Conventionnellement, Hichad devrait, comme Annie et Aymard très bientôt, quitter les lieux, l’enfant ne devrait pas être là.

En piste

Mai 2011, Benghazi, Libye

Les Delta ont parfaitement intégré le plan de l’aéroport de Benghazi où va se produire le meeting. À peine Hichad a-t-il obtenu de Salem le lieu, qu’il a accompli une reconnaissance. Il a d’abord calculé les temps de parcours et les itinéraires, principaux et secondaires (en cas de course-poursuite, des itinéraires avec des possibilités de rupture de filature) entre l’aéroport et la ville. Ensuite, sur place, il a pu établir que l’aéroport restait sans surveillance et qu’aucun grillage ne viendrait leur compliquer la tâche.

Il a fait des photos de la tour de contrôle, le bâtiment le plus haut de la zone et de ses alentours, pour que Vincent choisisse un point d’attente, l’endroit où il attendra avec Henry de pouvoir déclencher les explosifs. Enfin, il s’est infiltré dans la tour de contrôle pour repérer les caches potentielles pour le C 4 à l’intérieur.

Vincent synthétise le plan d’action. Être précis était sa responsabilité, sa charge de capitaine des Delta. Lui aussi, malgré la perfection de son parcours de para, d’agent du Service Action puis de tête de la Cellule, il avait commis des erreurs. Il lui était arrivé de rater des opérations, peu. Et il avait entendu le récit d’autres agents qui parlaient d’explosion ratée, de civils tués…

En 1983, après l’attentat du Drakkar, une équipe du Service Action avait mis au point une vengeance. Un de ces conspirateurs était un copain de Vincent, celui qui lui avait donné envie de rejoindre la DGSE.

Certains de l’implication de l’Iran dans la mort des militaires français, les quatre hommes missionnés avaient garé une jeep gavée de plastique devant son ambassade. Et ils avaient déclenché la charge. Mais rien ne s’était produit. Les agents présents sur place pour veiller à la réussite de l’opération avaient pâli. Avec le lance-roquettes qu’ils avaient emporté au cas où précisément les explosifs demeureraient muets, l’un d’eux avait essayé de vaporiser la bagnole. En vain. Il fallait s’exfiltrer, ne pas s’acharner inutilement.

Vers trois heures du matin, Hichad est rentré chez lui avec le petit et a réglé son problème de conscience assez rapidement. L’efficacité de l’enlèvement lui a ôté tout doute. Il en est même à se féliciter d’avoir agi ainsi. Pas sûr qu’il n’utilisera pas ce moyen à nouveau, si la situation s’y prête, qu’il n’y a pas d’autre recours. Il vérifie ses bandes en rentrant dans sa planque. Mais rien ne s’est passé depuis son départ des bureaux de l’ONG. Une quiétude suspecte. Il s’allonge sur son lit pour fumer, il rêve, s’imagine demain, et voit Dina, nue, qui l’appelle. Il voudrait la prendre, l’étreindre, lui dire au revoir avec des baisers enflammés.

Rattraper l’autre jour, sa brutalité, sa bêtise d’homme pressé, sous tension. Ils sont des bêtes fauves, ils n’ont pas même le droit d’approcher des humains autrement que pour les buter. Ils sont dangereux, surtout pour ceux qu’ils aiment et qu’ils laissent seuls ou que leurs cauchemars hideux rejettent les nuits d’amour. Hichad doit l’accepter : les Delta ne sont pas faits pour vivre en société. Mais entre eux, dans les bois, loin des zones peuplées où leurs pulsions sanguinaires et leurs souvenirs sanglants peuvent habiter sans risque.

Ce sont Aymard et Annie qui emmènent en minivan les deux capitaines à l’aéroport, une fois les derniers détails réglés dans la bergerie. Pendant le trajet, ils répètent dans leur tête les gestes qu’ils effectueront une fois largués devant l’entrée par leurs copains. Vincent interroge Aymard :

— Vous partez demain matin à la première heure, OK ?

— Oui, après avoir aidé Hichad à larguer le môme et lui avoir refilé le véhicule. Annie ira en louer un autre demain pour rejoindre l’Égypte.

— OK, faites quand même attention. Tu as une fille dans les pattes, je te rappelle, qui s’intéresse à toi d’une manière déplaisante…

— Ne t’inquiète pas, Vincent, je sais ; tout va bien, demain, on ne sera plus là…

Dans le noir le plus complet, sur les côtés de l’aéroport, Henry et Vincent, en jean et veste de photographe pleine de poches, descendent du minivan après avoir salué les deux autres. Ils portent chacun un sac à dos lesté de cinq kilos d’explosifs, de boîtes en fer et de détonateurs. En plus des pains de plastique disposés dans des boîtes, ils ont pris des tenues de camouflage et de quoi passer la nuit et une partie de la journée du lendemain dehors, en attendant le début des festivités.

Grâce à leurs JVN, ils évitent de heurter des obstacles et se faufilent jusqu’à la porte de la tour de contrôle. Ils font le tour du bâtiment dans l’idée de pénétrer par une fenêtre latérale qu’Hichad a déjà forcée. Malgré l’obscurité, ils la trouvent en effet : une partie de la vitre est cassée au-dessus de la poignée. Il suffit de passer le bras et de faire pivoter la fenêtre pour l’enjamber. Une fois à l’intérieur, ils cherchent l’escalier qu’ils ont repéré, il y a de cela moins de deux heures, sur un plan commenté par Hichad. Arrivés dans la salle de contrôle où ils supposent que la réunion se tiendra, ils se dirigent vers le casier indiqué par ce dernier. Ils font vite. Du sac d’Henry, Vincent sort une boîte métallique qu’il a préparée avant.