Il a mélangé puis malaxé un pain de plastique avec des vis pour que, au moment de l’explosion, des multitudes d’éclats pointus fassent encore plus de ravages. Dans cette mixture diabolique, il a enfoncé le détonateur qu’il a branché sur le système de commande à distance de mise à feu électrique. Une fois l’assemblage effectué, il l’a posé dans une caisse en fer.
C’est dans une espèce de placard de la salle de contrôle qu’il installe la bombe à fragmentation. Ils peuvent ensuite quitter la pièce. Ils redescendent et sortent de la tour. Ils se séparent pour aller plus vite. Chacun d’entre eux prend deux côtés. Quatre autres caisses métalliques sont réparties avec deux kilos d’explosifs, assez pour faire vaciller l’immeuble après une jolie petite explosion déclenchée par les boîtiers radio qu’ils ont dans leurs sacs.
Les charges prêtes et installées, ils rejoignent leur planque. Une rangée d’eucalyptus et des bosquets entourent toute la zone. À une centaine de mètres de l’entrée de la tour de contrôle, ils enfilent leur tenue de camouflage utilisés par les tireurs d’élite des Forces Spéciales qui leur donne l’apparence de Chewbacca dans La Guerre des Étoiles sans que ça les fasse rire — parce que la situation ne s’y prête pas vraiment. Ils restent concentrés. Ils se posent avec leur pipette d’eau dans le bec, deux trois barres de céréales dans les poches, un glock au mollet, une MP 5 sur le côté, prête à être saisie si besoin. Maintenant, il faut attendre, c’est la partie la plus difficile. Ne rien faire, ne pas bouger jusqu’à l’arrivée des troupes dans quelques heures.
Retrouvailles
Mai 2011, Benghazi, Libye
De retour à l’hôtel, Aymard n’arrive pas du tout à dormir alors qu’il devrait prendre des forces. Alors il se lève, se rhabille dans la salle de bains pour ne pas réveiller Annie et sort de leur chambre. En automate à moitié somnolent, il prend l’ascenseur et se dirige, une fois au rez-de-chaussée, vers la piscine, à l’arrière de l’hôtel. L’éclairage nocturne du bassin est un luxe qu’on ne se permet pas dans le pays en ce moment, quelques lampes extérieures suffisent à ne pas tomber dedans.
Une silhouette est assise à une table et de la fumée vole autour. Après quelques pas, Aymard distingue une femme dont le profil ne lui est pas inconnu. La journaliste algérienne !
Mouna a passé une sale journée et cherche à se calmer après avoir engueulé par téléphone ses collègues à Alger et, de visu, son caméraman qu’elle adore pourtant. Ses pistes ne mènent nulle part, c’est trop peu pour un excellent reportage, elle n’obtient pas assez d’informations sur ce mec qui l’intrigue et vient d’apparaître. Elle a tourné toute la journée des images qui n’ont rien de sensationnel. Elle aimerait pouvoir se saouler pour anesthésier sa frustration mais dans ce putain de pays ce n’est pas possible, ils n’ont pas d’alcool.
Alors qu’elle n’est pas du tout disposée à engager la conversation, elle a remarqué la présence d’Aymard. Il a même osé la saluer et se montrer charmant. Entre confrères, il est naturel de s’adresser la parole. S’engage une discussion de dupes qui ne manque pas de charme.
L’un et l’autre se cherchent. Au bout d’un moment, Mouna ose. Elle dit : « J’ai l’impression de vous avoir déjà vu… » De son côté, Aymard ne veut pas répondre « moi aussi », il lui fait remarquer qu’ils couvrent pour leurs rédactions l’actualité internationale, ce qui offre quand même une multitude d’occasions de se rencontrer et de se connaître de vue.
Évidemment, Mouna n’a rien gobé des conneries d’Aymard. Elle a plutôt changé de sujet. Leur job, ses risques, la recherche d’infos, ils se sont raconté plein de choses. Au bout d’un long moment, la journaliste a eu froid et Aymard a courtoisement proposé de rentrer.
C’est à ce moment-là qu’elle l’a provoqué. Elle lui a dit avec un ton d’ingénue : « Vous pourriez me réchauffer… » Il ne s’est pas fait prier. Elle était particulièrement belle, Mouna, et il savourait qu’elle soit une femme qui le surveillait, lui, l’espion ! Leur relation, venimeuse, avait quelque chose de très excitant.
Dans la chambre de Mouna, leurs deux heures d’amour ont été torrides. Et surtout utiles. Au moment de jouir, la première fois, il a eu une révélation. Elle n’a jamais fermé les yeux, elle l’a fixé avec une intensité atomique. Ce regard sur lui, tout près dans ce corps à corps et puis une odeur, particulière, poivrée, sa sueur et cette légère senteur d’anis…
Dans le spasme de son orgasme, il a retrouvé la mémoire. Son amante est cette jeune fille sur la banquette arrière avec Zitouni en juillet 1996, celle qu’il a emmenée et libérée sur une route après l’embuscade contre le chef du GIA. Le choc est violent. Il a essayé de ne rien laisser paraître.
Mais son esprit s’était emballé, et il avait imaginé le pire. Qu’elle était restée viscéralement liée aux amis de son père, animée par un désir de vengeance, et qu’elle n’était à Benghazi que pour le buter, lui, Aymard. Elle aussi était sous couverture. Elle n’était pas simplement journaliste. Pendant leurs ébats, elle aurait pu sortir un pic à glace et lui perforer le cœur.
Elle n’avait pas compris qu’il refuse de dormir là. Après l’avoir embrassée, il l’avait saluée et s’était rapatrié dans sa chambre où Annie, angoissée, matait des séries policières pourries. Où était-il passé ? Elle craignait que son compère ait abandonné la mission. Elle avait beau se dire qu’il avait quitté la chambre sans passeport ni sacs, elle ne doutait pas des capacités d’Aymard à tracer la route les mains vides. Lui, il avait coupé court aux remontrances et encouragé Annie à dormir vite.
Le réveil avait surpris Hichad dans un sommeil ravi. Il faisait beau, comme tous les jours à Benghazi, et l’agent se réjouissait même en dormant de l’opération. Salem n’avait pas raté un seul de ses coups de fil. Pourtant, il n’avait plus eu loisir de parler à son fils. Concrètement, pour Hichad, c’était encore possible, l’enfant était toujours avec lui. Mais stratégiquement, c’était plus malin de couper le contact entre le père et le fils. La pression monterait avec la peur. Il porterait les micros comme convenu, il ne se déroberait pas, il redoutait trop la mort de son fils pour ça. Et son silence en était l’avant-goût.
Aymard, lui, n’avait pas l’impression d’avoir fermé les yeux. Il se sentait épuisé et nauséeux. Il avait prévu, juste avant de tailler la route vers Le Caire, de donner un coup de main à Hichad pour larguer le gamin. Il a rendez-vous avec son frère Delta devant l’hôpital pour qu’il confie le paquet à Dina.
Il doit avouer qu’il a hâte de s’en débarrasser. Il fait confiance à Hichad sur la solution, il a l’air de croire en cette Dina.
Allongés dans leur tenue de camouflage et planqués par la végétation, Henry et Vincent ont dormi à tour de rôle.
Transmission
Mai 2011, Paris, France
Cyprien a mangé sans dire mot les délicieuses tartines grillées et agrémentées de beurre salé que son épouse lui a préparées. Son café refroidit devant lui. Il voulait protéger la Cellule. Or, si la mission du jour foirait, non seulement ils seraient seuls mais en plus, ils pourraient être remis en question. La fragilité des Delta était aussi leur force : la clandestinité. Soldats-fantômes, ils n’avaient pas la protection de la lumière et concentraient la colère des présidents qui se sentaient vite coupables d’avoir à prononcer, indirectement, des condamnations à mort. Cyprien, d’expérience, se tenait prêt à une dissolution de la Cellule. En attendant, il lui fallait la couvrir au maximum, border ses arrières « en interne », c’est-à-dire avec le président.