« Elle n’est vraiment pas discrète. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure qu’elle va partir », pense la cinquième personne qui se trouve dans la pièce. Le bleu de ses yeux s’est collé sur Annie avant de se poser sur Aymard qui, lui, ne bronche pas.
Objectivement, il n’est pas moins indulgent avec le seul élément féminin du groupe. Son sexe ne l’intéresse que pour les besoins d’une opération, pour former un couple, ou pour assouplir un individu. Et Annie ne se sert pas non plus de sa condition. Elle ne veut surtout pas avoir l’air de gagner sur tous les tableaux. Faire l’homme ou la femme quand ça l’arrange.
Vincent la connaît bien, Annie, comme les trois autres. Il les a étudiés avant de les recruter, il a analysé chaque trait de leur personnalité, fouillé leur passé, leurs états de service, leurs failles.
Pendant des mois, il avait vécu dans une étrange fusion avec quatre personnes qu’il ne faisait pourtant que croiser dans les couloirs de la DGSE. À distance, il les sentait, les évaluait. La période du choix comptait, il ne la bâclait pas. Cette équipe qu’il avait sous les yeux n’avait pas su qu’elle avait été jaugée et surveillée. Ils n’avaient rien su jusqu’au test…
Au grill
Août 1995, Aubervilliers, France
Il suffit de deux trois jours à Aymard pour être gagné par une grande mélancolie. Revenir dans sa cité, chez ses parents qui ont vieilli, mal, le plombe. Sa petite sœur n’est plus là, elle est partie et s’en est sortie, pharmacienne, mariée à un type bien, en province. Si elle était restée dans cette cité, son destin aurait suivi un autre cours. Là où on ne peut pas bien grandir, on finit mal.
Ici, rien ne change. Les gens n’ont pas bougé, les histoires circulent toujours, les prénoms des enfants ne sont plus les mêmes mais les faits, si. L’angoisse. Son sac prêt, il embrasse sa mère tendrement. Elle lui prête une joue distraite de femme occupée. La vaisselle, le rangement, les prochaines fournées de la boulangerie, elle n’a pas le temps de voir passer son fils. Il se sent si loin d’eux, il voudrait que ce soit autrement, ils sont ses géniteurs, ses parents, ils devraient être une famille. Pourtant, avec eux, Aymard est comme seul.
Partir lui fait du bien, l’air frais lui fouette les joues et l’ambiance glauque des allées sales et du béton triste glisse maintenant sur lui. Il rejoint la rue d’un pas lent et penseur. Une grosse veste doublée kaki et un sac sur l’épaule, les cheveux un peu longs parce que la mission du moment l’exige, Aymard pourrait être n’importe quel voyageur. Pour tout le monde dans la cité, il est effectivement journaliste, il a le look sportif adéquat, conforme à celui d’un reporter. Le froid a chassé les lascars qui dealent au coin d’habitude, l’arrêt de bus est vide, les passants sont rentrés chez eux. Le dimanche pèse de toutes ses forces sur la rue.
Une camionnette noire vient de tourner à l’angle et arrive vivement dans son dos. Une fois à la hauteur d’Aymard, elle ralentit et freine sèchement. Des portes latérales coulissent, deux hommes cagoulés bondissent et saisissent Aymard de chaque côté tout en le gazant avec des bombes lacrymos. L’agent, surpris puis aveuglé, essaie de se débattre mais en deux secondes, ses agresseurs l’ont poussé dans le véhicule et sont en train de lui attacher les mains avec des serreflex. Il est par terre, pieds et poings liés, ses yeux brûlent comme si on lui avait jeté de l’eau bouillante à la figure. On l’a bâillonné. Surtout, pour la première fois de sa vie, il a peur. Para aguerri, espion confirmé, il n’a jamais craint pour sa vie. Mais là, on vient de le kidnapper et ça ne peut pas être bon signe. Il serait grillé ? Sa mission… Où aurait-il commis des erreurs ? Aymard cherche à comprendre, malgré la panique, mais n’aboutit nulle part. Il n’entend pas ses ravisseurs qui sont au moins trois, les deux qui lui ont sauté dessus et un autre qui conduit. Professionnels, à voir la facilité déconcertante avec laquelle ils l’ont chopé.
Au début, il n’entend rien dans la camionnette à part le bruit de son châssis sur la route. Soudain, de la musique arabe, de plus en plus forte, trop forte. Qui sont ces types ? Cette situation pue. Serait-ce une vengeance d’un groupe de terros dont il aurait buté le chef ? Si c’est le cas, il n’en sortira pas vivant.
Le voyage a été long. Il a duré toute la fin de l’après-midi et une partie de la nuit. De toute façon, Aymard n’a plus aucune notion du temps à force d’être transbahuté comme ça pendant des heures, sans rien voir avec cette musique qui ne s’est pas arrêtée. Quand la camionnette stoppe enfin, il ne sait pas s’il doit se réjouir ou pleurer, avant de mourir. D’autres auraient déjà pissé dans leur pantalon de trouille. Lui, il hésite entre la résignation et l’instinct de survie. Ils le sortent et le poussent. Sous ses pieds, il sent de la terre, des cailloux, un chemin irrégulier. Et puis, des marches sur lesquelles il bute, un sol plat et, de nouveau, un escalier qui descend.
À l’odeur, Aymard comprend qu’il se trouve dans une cave humide comme il se doit. Pourquoi ne l’ont-ils pas flingué dehors ? Ses yeux abîmés le font souffrir depuis des heures. Il rêve d’eau. Il voudrait rincer ses yeux et boire. Sa gorge s’est desséchée avec la peur.
Ils l’assoient sur une chaise et lui retirent son bandeau. Il ne voit toujours pas, flou, mal, très mal, il préfère fermer les yeux. Ils viennent d’allumer une horrible lampe à la lumière blanche violente. Comme si on lui remettait une dose de lacrymo, une douleur aiguë lui transperce le visage. Mais ils ne lui laissent pas le temps de souffrir. Ils enchaînent avec un interrogatoire. Une voix déformée surgit de derrière la lampe.
— Ton nom ?
— Miguel Rety.
— Ton vrai nom.
— Miguel Rety.
Là, de derrière sa chaise, un homme était apparu et lui avait mis une énorme claque dans la gueule. L’autre avait reposé tranquillement sa question, sur le même ton. Aymard n’avait pas changé de réponse. Son intervieweur lui avait alors expliqué qu’il avait intérêt à dire la vérité, autrement il risquait de souffrir. Ils savaient des trucs sur lui, il était inutile de mentir. Aymard avait rétorqué : « Puisque vous croyez savoir, pourquoi vous me posez la question ? Vous perdez vot… » Il n’avait pas achevé sa phrase, une main avait volé dans son visage et le sang chaud commençait à couler dans sa gorge et son nez. Un bout de dent s’était cassé et naviguait dans le flot rouge qui avait envahi sa bouche. Une nouvelle question était arrivée : « Pour qui travailles-tu ? » De la même façon, il avait dit la vérité, qu’il bossait pour la télé, « L’Info en continu » en particulier. Une chaîne internationale qui diffusait des reportages. Le lendemain, il devait partir couvrir l’expulsion des Palestiniens de Libye mais avait décidé de taire cette information qui pourrait prêter à confusion et peut-être les exciter encore plus contre lui.
Ils l’avaient roué de coups. Il persistait à jouer Miguel, à ne rien dire d’Aymard et ça les énervait beaucoup. Il s’étonnait qu’ils ne lui aient pas encore coupé un doigt ou deux, c’était le genre pourtant. Après les poings dans le visage, ils avaient sorti des électrodes.
Aymard tenait sa ligne, ne lâchait rien. Les douleurs se superposaient sans le neutraliser. Il était un spasme. Au fur et à mesure qu’ils le torturaient, sa haine enflait et l’aidait à supporter. Il préférait mourir que de craquer. On lui avait enseigné que la trahison est méprisée autant par celui qui en profite que par celui qui en pâtit.