Dans leur fourré, Vincent et Henry sentent l’excitation monter. Les premières cibles sont apparues. Et pas les moins intéressantes. C’est bien Akmar Al-Marfa qui descend de la Mercedes noire, avec sa barbe poivre et sel, sa toque bordeaux, et sa tunique beige. Ils le voient sourire. Il entre dans le bâtiment, escorté par trois bonhommes apparemment équipés de AK 47. Il s’est à peine engouffré qu’un autre véhicule surgit. Salem, leur taupe.
Deux autres bagnoles d’un coup, à dix mètres l’une de l’autre. Des 4 × 4 Land Cruiser avec des numéros de plaque locaux. Hichad entend Abdelakim Salem saluer Al-Marfa. Ils échangent quelques civilités, Salem veut savoir si le Qatari a fait bon voyage. Et il lui explique que les cinq autres invités ne devraient plus tarder. Puis souligne la dimension historique de leur réunion. Il insiste : « Savez-vous que ce rendez-vous est une première et restera gravé à jamais dans notre épopée ? Aujourd’hui, nous serons amenés à prendre de graves décisions, cruciales d’un point de vue stratégique et dont les conséquences seront magnifiques. Une victoire se prépare aujourd’hui. » L’agent, en entendant ça, ne peut réprimer une pensée ironique : « Dans ta tombe, ta victoire ! »
Vincent et Henry se régalent : les voir entrer dans la tour de contrôle, l’un après l’autre, leur procure une grande satisfaction, celle d’un piège qui se remplit. Après Salem, les Tunisiens ont montré le bout de leur nez en la personne de Ali Kounrad, puis les Égyptiens avec Larbi Lamraj aux côtés de Jamal Mukti. Et un peu plus tard, la crème du Hezbollah avec Anouar Mouram. En dernier, arrivé dans un véhicule blanc, ils avaient identifié un membre important du GIC, Mohamed Zaroui, probablement chargé de représenter le frère d’Al-Marfa, Ballouchi. Ils ont l’air d’être au complet. Une petite armée de gorilles est postée devant la porte, d’autres se sont certainement dispersés dans l’immeuble.
Dans son casque, Hichad entend un brouhaha qui signifie qu’ils sont en train de s’installer autour d’une table. Il perçoit des chaises qui grincent et des voix qui se superposent. Les Delta ont convenu de faire péter juste avant la fin de la réunion, de manière à collecter le plus d’informations possibles. Ce qu’ils se disent aujourd’hui est primordial, aussi important que le fait de les dézinguer. Ils sont des chefs mais ils ne sont pas tout seuls. D’autres chefs, ailleurs, continueront de vivre et d’échafauder des plans pour agresser l’Occident. Pire, voudront se venger d’avoir perdu des frères, des cousins.
Personne n’a bougé. Les bandes tournent dans le minivan. Hichad retient son souffle. Ce qu’il entend est une bombe qu’il est pressé de désamorcer en révélant son existence à ses supérieurs.
La réunion dure depuis une heure et demie, ils vont devoir se rendre à la mosquée où un imam les attend pour la prière du soir. Il fait encore jour, il est temps de quitter les lieux.
Vincent et Henry comprennent que la fin de la réunion est imminente. Les gardes armées de l’entrée parlent dans leur micro et s’agitent. Les boîtiers sont sortis, offrent leur bouton de déclenchement. C’est le chef qui a le privilège de déclencher… le top action !
Boum
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans son minivan, Hichad entend la détonation. Elle lui paraît moins violente que prévue.
Deux des quatre mallettes sont restées muettes.
Le haut de la tour de contrôle a sauté et s’est effondré en diagonale. Une partie de sa base s’est ouverte et a aspiré un peu de l’immeuble.
Vincent et Henry sont stupéfaits. Ils se regardent. Pourquoi certains explosifs n’ont-ils pas pris ? Trop d’humidité pendant le transport ?
Quelques secondes après l’explosion, des silhouettes commencent à sortir des décombres. Vincent et Henry ont déjà bondi hors de la cachette avec leurs MP 5. Ils commencent à canarder en mode rafales les gardes devant la porte qui a volé et s’est transformée en béance irrégulière. Les plus mal en point sont achevés, d’autres, qui ont perdu leurs armes avec la violence de la déflagration, essaient de courir pour échapper aux balles qui les poursuivent.
Hichad a démarré le moteur de son véhicule et suit la rangée d’arbres par l’ouest pour atteindre le tarmac et récupérer ses deux amis.
De l’intérieur à moitié écrasé de la tour de contrôle s’extirpent trop de types encore armés, eux, et énervés. Vincent se dit qu’ils sont victimes de la LEM, loi de l’emmerdement maximum. Un genre de loi des séries qui démontre que la merde attire la merde. Des charges qui n’explosent pas et une horde d’ennemis à combattre.
Vincent et Henry se défendent, tirent en essayant de passer à travers la pluie d’acier et se mettent à couvert derrière les bagnoles des invités.
Les munitions disparaissent dans les impacts à une vitesse inquiétante.
Hichad, malgré l’heure avancée et la fraîcheur qui se fait sentir, transpire à grosses gouttes. Il redoute précisément ce que ses compères sont en train de vivre : un très mauvais moment.
Ils arrivent de partout maintenant. Henry en a pointé deux avec son Camillus, Vincent, lui, s’est servi de son glock pour en buter trois autres qui déboulaient par la droite. Ils ont dû poser leurs MP 5 vidées.
Il ne leur restera bientôt que le couteau pour se défendre. En face, ils sont en surnombre et toujours bien approvisionnés en munitions.
Derrière les eucalyptus, Hichad a avancé le minivan. Vincent et Henry devraient rappliquer et sauter dedans dans très peu de temps.
Mais dix minutes s’écoulent sans qu’ils se montrent.
Ils sont nus. Entièrement. Du ver, ils partagent aussi la condition, contorsionnés et rampants, jetés sur le sol. Ils ont froid et les granulés du béton les écorchent sur les bleus. Vincent et Henry ne se voient pas. Il y a cinq minutes, on les a balancés de telle sorte qu’ils sont tombés en se tournant le dos. Ils s’entendent respirer dans les sacs de jute qu’ils ont sur la tête et tremblent de froid. Vincent sait pourquoi ils mettent du temps à venir, pourquoi ils les laissent macérer, se cailler, anticiper le pire.
Henry clot l’œil sain qui lui reste, l’autre, tuméfié, s’est fermé tout seul. Son épaule sanglante, salement éraflée par une balle pendant le combat de tout à l’heure, lui fait très mal. Il est en colère. Il se repasse la scène. Les djellabas qui sortent à gros bouillons de la tour de contrôle, les MP 5 qui calent et les glocks sans balles. Les types qui grouillent, eux qui courent derrière les eucalyptus pour se mettre à l’abri, Hichad qui les attend là-bas encore quelques secondes et qu’ils ne pourront pas atteindre sans se faire tirer comme des lapins. Les projectiles volent dans tous les sens, les voix qui crient en arabe se rapprochent, le minivan s’en va. Cernés, foutus.
Éviter de mourir, ça fait partie des clauses des Delta. Élevés comme des graines rares de soldats exceptionnels, ils sont censés se maintenir en vie, ne pas se faire bêtement avoir, comme là.
Que s’était-il passé ? Pourquoi étaient-ils si nombreux à l’aéroport ? Il retournait dans sa tête tous les détails de l’opération pour comprendre. Avaient-ils été avertis ? Par qui ?
Vincent avait déjà la réponse aux deux dernières questions d’Henry. Salem était la clef. Il avait dû, pour regagner sa conscience, alerter quelques combattants de la Katiba du 17 février. Il n’avait probablement pas eu besoin de préciser sa source ou la nature exacte du danger. Dans ces cas-là, évoquer une rumeur peut suffire. En agissant ainsi, Salem devait avoir l’impression de protéger son fils sans trahir sa cause.