Ils étaient en surnombre. Même surentraînés, en face, ils n’avaient aucune chance. À court de munitions, à deux seulement, ils ne prétendaient pas lutter. D’ailleurs, ils s’étaient laissés prendre. C’était mieux. Ils aviseraient ensuite. L’armada de barbus s’était montrée agressive d’entrée. Henry et Vincent les comprenaient, en même temps. Il était légitime qu’ils soient fâchés. Beaucoup de morts et de dégâts faits par ces deux types qu’ils tenaient maintenant en joue.
Vincent enrageait. Cette mission avait foiré. Il en était mortifié. Devoir mettre les mains derrière la tête, prendre, sans rien dire, des coups de crosse dans le dos et le crâne, monter comme un chien dans une voiture sous les ordres de cette clique haïe. Vincent aimerait être ailleurs. En train de baiser Astrid par exemple. Bizarrement, dans les situations les plus extrêmes, ce genre de pensée lui traversait l’esprit. Mais d’imaginer sa maîtresse en petite tenue ne pouvait pas le faire bander, le contexte s’y prêtait mal. Au mieux, il se détendait en faisant intervenir un élément étranger à la merde dans laquelle, en vrai, il était englué avec son pote Henry. Il rêvassait en regardant ces visages agressifs, ces yeux méchants, ces armes qui les braquaient, et coupait le son pour ne pas être trop atteint par les hurlements de ces hommes qui, pour certains, avaient l’air de sortir des décombres. De la poudre de ciment dans leurs cheveux noirs, des éraflures qui saignaient et des vêtements largement déchirés, ils tanguaient et faisaient penser à de vieux punks bourrés.
Henry regrette en les observant d’avoir manqué de réserves. Il n’aurait pas été si compliqué de finir le boulot. La plupart d’entre eux ne semblaient pas vaillants. Une pichenette aurait suffi à les faire tomber. Mais ils étaient armés, eux, et plus de deux. Dominants, donc.
Dans la voiture, ils leur avaient bandé les yeux avec des bouts de chemise sanglants arrachés sur un cadavre de la tour de contrôle. S’ils les empêchaient de voir le trajet, peut-être ne comptaient-ils pas les buter ? Peut-être avaient-ils d’autres projets pour eux, pires encore.
Le sol est rêche. Habillés, ça passerait. Mais là, ils sont à poil. On ne leur a pas demandé poliment d’ôter leurs vêtements et de les poser, pliés, sur une chaise, on les leur a arrachés. Pendant cinq minutes, Vincent a la sensation d’être dépouillé par des becs d’oiseaux qui ne sont pourtant que les mains crochues de ses ennemis.
Une fois nus, ils sont ligotés serré, les jambes repliées, comme des poulets. On leur met des sacs sur la tête et on les jette par terre dans la poussière et le revêtement écorché de leur cellule. Ils imaginent que, bientôt, on s’occupera d’eux.
Henry anticipe en se rappelant son embauche dans la Cellule… Bien que rodé aux séances d’interrogatoire musclées, il n’est pas à l’abri de craquer. Son tempérament l’amène à s’avouer faible pour mieux se vivre fort. Il a eu cent fois la démonstration que l’homme est faillible, qu’il est un homme. Il n’a pas toujours su échapper à la peur, il ne s’est pas toujours comporté aussi noblement qu’il l’aurait souhaité. C’est le moment pour lui d’invoquer Dieu, de prier. En s’adossant à sa foi, il supporte l’idée de la souffrance que leurs geôliers leur promettent.
Il plaint de tout son cœur et de toute sa charité chrétienne les victimes qu’ils entendent hurler dans la pièce voisine. Les cris sont stridents et glaceraient n’importe quel homme endurci. Vincent, lui, ne croit pas qu’ils soient réels mais penche pour un enregistrement dont le but est de leur mettre la pression, fissurer leur courage, les terroriser pour mieux les préparer à une séance de questions.
Ils vont vouloir connaître leur identité et leur mandataire.
Ils entrent pour cela dans la pièce et comptent bien en ressortir avec les informations. Vincent comme Henry évaluent ce qu’ils risquent d’endurer en se taisant. L’un respire dans son sac qui l’asphyxie, l’autre prie. Mais le ciel ne l’écoute pas.
Geôle
Mai 2011, Benghazi, Libye
C’est lui qui est choisi par leurs bourreaux pour être interrogé le premier. Vincent les entend soulever son complice et ôter le sac. Un bruit de table et de chaise indique qu’ils l’ont assis. « Pour qui travaillez-vous ? » entend-il. Henry ne moufte pas. Ils réitèrent plusieurs fois en mettant simultanément de violentes gifles qui font valser la chaise. Quinze minutes se déroulent ainsi.
Vincent ressent ce qu’Henry endure. Il est là, à sa place, et chaque son de coup qui pleut l’agresse.
Les électrodes ensuite, il en perçoit le bruit de grésillement et l’odeur de chair cramée. Sur les tétons certainement et les couilles pour la délicatesse… Et son frère qui gémit avant un long silence.
Une bassine d’eau pour le sortir de sa torpeur et l’interrogatoire recommence de plus belle sans que la question, sans réponse, ait changé. Henry est complètement aveugle depuis quelques minutes déjà. Son autre œil s’est fermé. Son visage est un champ de peau difforme et rouge. Ses tibias esquintés par la baramine concurrencent ses côtes en morceaux qui le dissuadent de trop respirer.
Un hachoir. C’est ce que le grand brun aux yeux globuleux tient dans la main. Henry ne le voit pas mais le comprend quand on lui saisit la main droite pour la poser sur la table. L’infernale question énoncée une dernière fois avant le couperet.
Le hurlement d’Henry transperce le sac et la tête de Vincent. La lame, en tombant, a tranché les doigts, les cinq.
Henry s’évanouit mais les tortionnaires le réveillent aussi vite. Encore une fois, une dernière fois, ils demandent : « Pour qui travaillez-vous ? » Un gémissement sans réponse.
Comme ils tiennent à ce que Vincent assiste au spectacle, ils prennent soin d’ôter le sac de ses yeux. Il est effaré par la vision. Assis, comme dévertébré, Henry, le visage gonflé bleu et rouge, le corps recouvert de brûlures et d’hématomes, du sang qui coule de partout. Et, sur la table, les morceaux de sa main droite. Son pote est méconnaissable.
Ils l’ont massacré.
Le grand fait feu. Dans la tête.
Hichad a roulé à tombeau ouvert. Concentré et tenaillé par la culpabilité d’avoir abandonné ses camarades dans un sacré pétrin. Après l’explosion, bien sûr, il n’avait plus rien entendu dans ses écouteurs. Le micro pulvérisé sur Salem ne transmettait plus. Une fois sur le tarmac, il avait noté que les tirs étaient trop nombreux. Vincent et Henry ne devaient intervenir que sur quelques survivants à leur attentat. Or, les échos des abords de la tour de contrôle étaient ceux d’une bataille. Armé, Hichad n’était pourtant pas censé s’en mêler. Lui, il était chargé de capter et mener à bon port les informations livrées pendant la réunion. Il n’était pas supposé sacrifier les bandes audio aux autres Delta.
Au QG, la veille, Vincent avait cadré l’opération et envisagé les dérapages. Ce cas de figure avait naturellement été abordé. Sauf que là, il fallait multiplier par trois le nombre de rescapés armés et énervés. À contrecœur, Hichad était parti. Il ne fallait pas rater l’embarquement. Dégager vite et propre.
Au tour de Vincent d’être sur la chaise. Ils ont poussé d’un revers de la main le cadavre d’Henry qui s’est allongé, démantibulé. Vincent ne le voit pas et c’est encore pire.
Maintenant, il ne reste plus qu’un type de taille moyenne aux yeux verts avec un grain de beauté énorme sur le menton. Le grand est sorti. Il a dû aller dormir.
Celui-là fume et apprécie tout particulièrement de se venger du mutisme de sa victime en écrasant plusieurs cigarettes successives sur les mains du Delta qui réagit à peine, l’adrénaline en surdose. Par la minuscule lucarne grillagée d’un des murs hideux de ce sous-sol moite, Vincent voit la nuit s’éclaircir.