La dernière exfiltration est fixée à sept heures. Pas question de la rater, pas question de rester là, de mourir là, aussi.
Alors qu’il pense à s’évader comme le doit un agent, la baramine lui arrive dans le visage et le ventre. Il essaie d’esquiver en bougeant la tête, il tient à garder ses yeux. La colère le tend comme une lame. Son souffle s’est coupé et a comprimé sa haine. Ils ont fait ça, les salopards, ils ont tué Henry après l’avoir torturé. Ils n’auront pas le temps de le regretter. Vincent veut faire vite avant de n’avoir plus de force, avant de n’être plus valide du tout. Le loup a pris toute la place en lui, ses crocs sont prêts.
Il lui a détaché les mains dans le dos et les lui a rattachées devant, croisées, afin de pouvoir les poser de force sur la table à côté des doigts d’Henry, dans les flaques vermillon.
Une électrode sur le testicule gauche, une décharge qui fissure tout son corps et une sensation de brûlure infernale. Faire semblant de perdre connaissance ne lui est pas si difficile. Comme ça, son geôlier ira lui chercher de l’eau ou essaiera de le relever pour le remettre sur sa chaise.
Il feint une chute molle et tombe sur le dos. L’autre ne compte pas se déplacer pour de l’eau mais commence par lui mettre des coups de pied dans les côtes déjà bien enfoncées. Ensuite, il essaie de le relever en lui attrapant les poignets. Mais l’agent se dégage facilement et donne un premier coup sur le gros grain de beauté en remontant d’un coup sec ses mains en croix. Rapidement, il donne un second coup avec la paume de sa main droite qu’il fait remonter dans le nez de son adversaire. D’une manière si brutale que les cartilages s’enfoncent dans le crâne entre ses deux prunelles vertes dilatées et le tuent instantanément. Il s’effondre en arrière.
Le hachoir souillé par le sang de son frère Delta lui sert à retirer ses liens. Il déshabille ensuite le mort au grain de beauté pour enfiler sa djellaba et ses sandales trop petites. Il lui emprunte également sa kalach, aussi utile que ses vêtements. La porte n’est pas verrouillée : ils ne craignaient pas grand-chose, les lâches, avec un mort et un mec attaché.
Fuite
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans le couloir, personne. Au fond, il distingue des voix. Vincent cherche à les discerner pour les compter. Il s’avance doucement. Trois, ils sont trois. Facile. Il prépare son arme. D’un coup, il pénètre dans la salle des gardes et tire en rafales, il aligne le trio. Sur une table sale, il récupère son glock et trouve ses munitions dans les poches d’un des macchabées.
Vincent se hâte vers la porte et l’ouvre sans difficulté. Quand il met les pieds dehors, la lumière boxe sa rétine. Le jour s’est pointé, il lui reste peu de temps.
Il est étonné de sortir aussi facilement de l’antre des salauds. Ça l’inquiéterait presque. Il longe le mur qui commence déjà à exhaler, malgré l’heure, son odeur de pisse avec la chaleur grimpante. Avec sa gueule d’homme battu, pleine de bosses et de sang, il va attirer les regards. Son corps lui donne l’impression d’être passé sous une voiture.
Chacune de ses côtes se fait sentir quand il bouge, ses poignets et ses chevilles sciées s’ouvrent, sa tête le lance. Il est broyé et pourtant son instinct animal lui donne le courage de se déplacer vite. En atteignant le bout de la rue, il repère sur sa droite un énorme bâtiment ovale qu’il identifie comme étant le stade du 28 mars. Il ne se trouve pas si loin du point d’embarquement, six kilomètres tout au plus.
Hichad a détalé. La gorge nouée de laisser ses camarades en chien, le sentiment de les condamner… Il a vérifié qu’il n’était pas suivi et a emprunté, non pas la route principale reliant l’aéroport à Benghazi, mais des chemins de traverse pour rejoindre le littoral.
Il est dix-huit heures trente. Encore trente minutes disponibles pour se calmer avant de s’exfiltrer. Une même phrase passe en boucle dans la tête d’Hichad : « On devrait être trois. » Mais il est tout seul avec ses enregistrements et sa culpabilité. Le plaisir qu’il éprouve d’habitude à dégager le terrain de l’opération n’est pas là. À la place du sentiment de liberté et de sécurité, il a trouvé l’angoisse et la peur de perdre ses deux comparses.
Ils ne sont pas de simples collègues, ils sont plus que des amis, ils ont appris à dépendre complètement les uns des autres, à survivre ensemble, à ne pas se dissocier. Si l’un des cinq venait à être tué, les quatre autres resteraient amputés… Hichad tente de se rassurer. Les deux Delta sont solides, malins et rompus aux situations pourries comme d’être capturés par des ennemis qu’on était précisément en train d’essayer de liquider.
C’est une petite crique au sud de la ville, protégée du vent et des regards. Dans les jours qui ont précédé, il est venu faire un repérage pour que l’obscurité ne soit pas un problème et pour envoyer les coordonnées GPS à l’équipe de la DGSE, responsable de leur exfiltration. Premier arrivé en Libye, Hichad a été chargé de gérer ce que les agents appellent entre eux le IN et le OUT, l’entrée dans le pays et la sortie.
Pour le Delta, pas question de se rater, la deuxième exfiltration n’étant prévue que le lendemain matin. Rester en ville une nuit de plus est déconseillé. La règle des Services n’a pas changé : opérer et quitter la zone le plus vite possible.
Le OUT
Mai 2011, Benghazi, Libye
Il sent l’air marin qui lui fait du bien, lui redonne du souffle. Le minivan est garé derrière une maison délabrée sur des dunes qui précèdent l’accès à la crique. Hichad récupère l’essentiel du contenu du minivan, et sort deux bidons d’essence. Effacer les traces sur son passage.
Son sac à dos est prêt, on l’attendra d’ici cinq minutes en contrebas. L’odeur du liquide inflammable répandu sur toute la surface du véhicule se laisse emporter par le vent énervé de la mer.
Hichad s’allume une clope et sourit à l’idée qu’elle est celle du condamné, du combi condamné. Il en consume la moitié, pas le temps pour l’autre, et la jette à l’intérieur du van.
Le feu prend instantanément mais quand l’explosion se produira, Hichad aura déjà atteint la berge au-dessous.
Avec sa lampe qui lui permet de ne pas mettre les pieds dans le vide, il descend sur la paroi rocheuse. Ils sont parfaitement à l’heure. Trois jet-skis sont échoués sur le bord. Hichad traverse la crique et salue les types qui l’attendent en combinaison noire à cagoule.
— Comme vous pouvez le constater, je suis tout seul.
— Un problème ?
— Oui, on n’attend pas les autres.
— OK, allons-y.
C’est le même homme chargé de l’exfiltration que Vincent retrouve à sept heures dans la crique. Et un autre attend sur un deuxième jet-ski, puisqu’ils étaient potentiellement deux Delta à vouloir se tirer de Benghazi. Sur son visage démonté par les coups, Vincent porte l’histoire de sa nuit.
Le dialogue lève l’ambiguïté : cette fois, on est sûr que le deuxième ne viendra plus. Il est mort.
En cinq minutes, ils atteignent le bateau qui fait partie de la composante même de la DGSE. Il s’est mis à circuler dans la zone quand le printemps arabe s’est déclenché. Dedans, une pièce secrète sert, quand elle en a besoin, à la Cellule Delta.