Le bar clandé est éclairé. Les Delta sont là, pas au grand complet, mais presque, réunis dans le deuil. Hichad a réussi, l’avion à Nice n’a pas explosé en vol mais la victoire est largement gâchée par ce qu’elle a coûté et qui ne se remplace pas.
Henry est mort. C’est trop tard, ça. Ils ne peuvent pas le changer.
Ils vont boire ce soir un romanée-conti, le même qu’il y a deux mois et demi. Ils vont trinquer, lever leur verre au courage d’Henry, à la survie de Vincent, à Nice et Hichad. Leur visage trahit leur tristesse et leur épuisement. Abattus, à la place de l’avion.
Annie s’est assise à la même place que la dernière fois. Mais elle ne s’agite pas aujourd’hui sur son tabouret. Ses yeux sont rougis et cernés, elle a les traits tirés et l’air soucieux.
Vincent, lui, est le plus plombé de tous. Il n’encaisse pas la mort de son pote. Il a perdu le sommeil avec une balle. Toutes les nuits, il entend le bruit terrible du tir et du corps qui se froisse. Il n’est plus dans son état normal. Il a refusé de voir Astrid, n’est plus sorti de Cercottes, et a annulé toutes les opérations prévues.
Il s’est placé derrière le bar, là où Henry l’œnologue prenait le contrôle des réjouissances. Vincent ne veut pas laisser de vide se creuser entre les Delta et les éloigner, peut-être.
Silencieux, il fait semblant d’écouter Hichad raconter ses exploits en cigarette. Aymard joue le jeu, lui, pour masquer son malaise, son malheur. Il réagit à l’histoire du héros, se marre ou frémit.
Ils sont tous évanescents. Quelque chose manque, quelqu’un, et c’est comme si un nerf avait claqué et le groupe, perdu son ressort. Ils semblent déboussolés, abîmés dans leurs pensées respectives.
Dans son coin, la télé est allumée. Le printemps arabe s’est transformé en été, au risque de brûler. Eux, les Delta, sont amputés d’un des leurs.
Cyprien entre alors dans la pièce et leur annonce que la cérémonie pour Henry est programmée le lendemain dans la salle d’honneur de Cercottes.
Vincent lui sert un verre. Cyprien tient à rester un peu. Il veut témoigner à la Cellule sa compassion, ses sincères condoléances. Bien qu’il ait peu connu Henry, il comprend ce que sa mort a de traumatisant pour le reste de la bande. Cyprien cherche à les égayer en évoquant des vacances qu’ils seraient en droit de prendre… Pourtant… Même leurs rêves sont exténués.
Ils rêvassent tous, fatigués, usés par l’idée fixe du cadavre abîmé d’Henry quelque part à Benghazi. Vincent n’avait pas eu la force de s’évader avec le corps de son ami. Il s’était péniblement porté lui-même.
Ils rentreront vite se coucher ce soir. Ils n’arriveront pas à être ivres. Les blagues d’Hichad ne sauvent pas tout.
Elle est la première à avoir vu, Annie, parce qu’elle a tourné la tête vers l’écran plat. Elle a crié : « Regardez ! »
À la télé, à Roissy-Charles de Gaulle, un avion venait d’être atomisé quelques secondes après son décollage. Un tout petit point avait fondu sur lui et l’avait fait exploser. Une énorme boule de feu s’était créée en projetant des milliers d’éclats noircis dans les traînes blanches de nuages.
La voix dit : « Un 747 de la compagnie Lufthansa en partance pour Tel Aviv vient d’être percuté par un missile avec trois cent cinquante passagers à son bord. »
Occupés à éviter la catastrophe à Nice, ils avaient raté celle de Paris. Hichad n’avait rien entendu sur les bandes qui fasse référence à Roissy. Il n’était question que du Sud.
Les terroristes les avaient certainement doublés. Peut-être avaient-ils trouvé sur Salem mourant le HF imposé par Hichad ? Vincent en était maintenant convaincu. Ils avaient soupçonné les Delta d’être au courant pour Nice et les avaient laissés s’en préoccuper pendant qu’eux travaillaient à doubler l’attentat et à réussir le second. En fait, à Nice, ils attendaient les Delta pour leur laisser l’illusion d’avoir déjoué leurs plans. Ils avaient sacrifié l’opération dont ils savaient qu’elle était grillée et avaient déplacé leurs billes dans une ville plus importante, plus symbolique, Paris. C’est là qu’ils pouvaient faire le plus de mal. Qu’ils venaient de faire le plus de mal. Trop tard.
Les quatre Delta se taisaient, abattus par les images. Et une seule pensée les occupait tous : la vengeance.
Remerciements
Je remercie Sophie Blandinières, sans qui ce roman n’existerait pas…