Les questions martelées, les réponses de plus en plus faiblement énoncées. Sa bouche était en charpie, à chaque mot, il craignait d’avaler une dent. Il aurait pu devenir fou à répéter toujours la même chose, mais de cela également sa colère le préservait. Elle le structurait. Il se promettait qu’il se vengerait, qu’il exploserait la tête de ces malades. Jusqu’au dernier.
En attendant, s’il avait encore un corps, il ne le sentait plus. Il s’était endormi. Peu de temps, cinq minutes peut-être. Ils l’avaient réveillé en secouant sa chaise par les pieds comme un prunier, ils avaient recommencé avec leur interrogatoire qui tournait en rond, qui ne voulait rien dire.
Au bout de quatre jours qui avaient paru dix ans à Aymard, ils avaient relâché la pression. Ils lui avaient donné de l’eau, un peu de soupe, le seul aliment qu’il était encore apte à avaler. L’agent s’attendait à un retour de bâton. Cela aussi, il l’avait appris : la gentillesse soudaine procède la plupart du temps d’une stratégie de manipulation. Dans quelques minutes, il subirait à nouveau les coups, les brûlures de clopes sur les bras, les électrodes.
Sans pitié. Il était tombé sur de vrais durs. Il leur tenait tête même si sa nuque, justement, ne portait plus sa tête. Les bleus avaient eu le temps d’affleurer, il était tuméfié.
Bizarrement, après la soupe et la tasse de café, il ne se passa rien, ils ne le tapaient pas, le laissaient tranquille. Aymard en profita pour se relaxer, et roupiller quelques minutes, le plus possible. Cette fois, il a l’impression de dormir au moins vingt minutes, en tout cas, ça lui paraît plus long que la fois d’avant. Et quand ils le réveillent, ce n’est pas pour le claquer.
Des trois hommes qui se tenaient dans la pièce, deux sortent. Le dernier, à l’étonnement d’Aymard, fait le geste d’ôter sa cagoule. Dessous, une tête qu’il connaît, un membre du Service Action, un capitaine réputé pour ses faits d’armes. Vincent, croit se souvenir Aymard, qui était passé par Beyrouth, le Tchad, la Nouvelle-Calédonie, un ancien des Forces Spéciales qui œuvrait maintenant dans l’ombre de la DGSE.
Aymard avait réagi, malgré sa fatigue, malgré son état :
— C’est quoi, putain, ce cirque ?
— Je vais vous expliquer, Aymard.
— Comment vous pouvez faire ça aux vôtres ? Vous êtes un sacré enculé, mettez-moi un blâme, je m’en fous, allez-y, espèce de sale connard, vous me torturez depuis quatre jours, c’est quoi votre problème ? Vous êtes complètement cinglé, putain, je comprends pas, qu’est-ce qui se passe ?
— Je vous félicite, Aymard, vous venez de réussir un test, comme vous le soulignez, très difficile. Vous êtes apte à faire partie de la Cellule Delta.
— De quoi parlez-vous ?
— De la Cellule dans laquelle vous venez d’être intégré. Je suis chargé de son recrutement et de son commandement.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Cette Cellule vient de naître à l’intérieur de la DGSE dont elle bénéficiera d’un point de vue technique, mais dont elle est totalement indépendante. Par ailleurs, personne, je dis bien personne, ne connaît notre existence, nous agirons dans un secret absolu qu’il faudra garder précieusement. Seront au courant les membres de la Cellule et Cyprien, notre chef, en lien direct avec le président de la République. C’est tout. Nous sommes des serviteurs du président et notre rôle est d’empêcher que des prises d’otages comme celle de l’A 300 se reproduisent. Vous comme moi avons lutté contre les islamistes algériens ces dernières années, nous allons continuer. Notre rôle est de les abattre avant qu’ils aient les moyens de nous toucher et d’attaquer notre pays. Il faudra agir comme vous le faisiez au sein du Service Action, sauf que là, vous irez jusqu’au bout, vous ne resterez pas à surveiller ces islamistes radicaux, vous les chasserez pour les éliminer.
Le cerveau d’Aymard, malgré ce qu’il venait de subir, tournait à toute vitesse. Le discours de son vrai-faux tortionnaire provoquait en lui un genre d’excitation étrange. Comme s’il attendait depuis longtemps qu’on lui dise cela, qu’on l’autorise à régler des problèmes, à terminer les missions. Il avait l’impression d’être dans une espèce de rêve qui avait démarré en cauchemar. En fait, il avait réussi l’épreuve, le rite de passage, il avait résisté à la torture, à la douleur, il n’avait pas balancé.
Le capitaine achevait de lui expliquer en quoi consistait la Cellule Delta. Ils seraient cinq, ils n’auraient pas à être formés puisqu’ils l’étaient déjà, en tant qu’agents du Service Action. Les missions ressembleraient à celles qu’ils avaient déjà effectuées dans le cadre de leurs fonctions à la DGSE. Le pré-opérationnel serait identique, une RFA (renseignement à fin d’action). Mais l’opérationnel serait concentré ensuite sur le traitement des cibles.
— L’esprit de la Cellule Delta est différent, très différent du Service Action. Jusqu’à présent vous étiez seul, vous avez appris l’indépendance, la déconnexion d’avec les autres pour la protection du Service. Même quand vous étiez amené à croiser d’autres agents au cours de vos missions, le rapport restait superficiel et circonstanciel. Maintenant, vous allez être une équipe, nous allons être une équipe ultraperformante parce que nous aurons additionné nos compétences pointues et les aurons articulées pour qu’elles forment une machine redoutable, terriblement efficace, la Cellule Delta. C’est cela que vous avez encore besoin d’apprendre, à être le composant d’une Cellule Delta…
Une bouffée de chaleur envahit Aymard, une fièvre spéciale qui le ramène à lui-même, à des pulsions anciennes, et qui anesthésie ses plaies. Il s’exclame d’une voix abîmée :
— J’en suis !
Dans ce cri du cœur, Aymard a mis ses dernières forces. Juste après, il s’évanouit. Vincent sourit, touché par la résistance et l’enthousiasme du gars. Un de plus. Sa meute prend forme. Il lui faut avertir Cyprien pour qu’il passe le message au président : la Cellule est presque au complet. Vincent s’est rendu compte que son étude des candidats à la Cellule était conforme à la réalité. L’un après l’autre, ils avaient eu les comportements correspondant aux profils établis.
Le Libanais, l’as de l’informatique, malin et débrouillard, avait joué les idiots, avait répondu à côté des questions et cherché un moyen de s’évader. Vincent avait remarqué qu’il essayait de voir nettement la pièce dans laquelle on l’avait enfermé, d’évaluer le nombre de ses geôliers.
Le senior, Henry, lui, n’avait pas ouvert la bouche. Il opposait un silence total à chaque interrogation. Il ne bronchait pas, on aurait dit une statue de bronze. Les coups qui pleuvaient l’avaient à peine ébranlé. Rien ne le traumatisait plus, lui qui avait connu l’Irak, la première guerre du Golfe. Depuis, du haut de son petit mètre soixante-dix, il tutoyait la peur et résistait à tout.
Dans sa sélection, Vincent n’avait presque pas de « déchet ». Un seul avait failli sur les trois qu’il voulait recruter. Nicolas. Copain d’Hichad, il paraissait, sur le papier, un élément intéressant à intégrer. Excellent sniper, athlète capable de tuer rapidement et proprement, il complétait parfaitement la Cellule. Mais l’homme n’était pas au niveau du combattant. Et l’interrogatoire permit de le découvrir. Au bout d’une seule journée de mauvais traitements, Nicolas avait confessé sa véritable identité, son appartenance aux Services et donné des bribes d’informations sur sa mission du moment en Algérie contre une tête du GIA.
Déçu, Vincent avait eu presque envie de le faire dégager de la DGSE. Sauf qu’il ne le pouvait pas car il n’aurait pu justifier le renvoi. Le recrutement de la Cellule, ultraconfidentiel, aurait dû être évoqué et Vincent le refusait. Il avait gardé sa cagoule et ramené Nicolas, qu’il méprisait maintenant de toutes ses forces, jusque chez lui ; il l’avait finalement jeté sur le trottoir. Ce qui l’embêtait, en plus de s’être trompé et de devoir abandonner un des éléments choisis, était le risque de laisser le traître dans la nature. Il avait failli une fois, il pourrait recommencer. Il essaierait de l’avoir à l’œil autant que possible.