Il restait Annie à tester. Et sa Cellule pourrait se mettre en action. Il allait gagner. Il se battait depuis plus de six mois pour la monter. Il avait fallu convaincre Cyprien au moment où il s’apprêtait à prendre le commandement de Cercottes et lui donner tous les arguments nécessaires pour qu’il obtienne, à son tour, l’aval du président de la République. Le processus avait pris des mois, pendant lesquels Vincent rongeait son frein. Son état de nervosité était extrême, il ne pourrait se calmer qu’une fois la Cellule créée. Lui, le type tranquille, le placide, avait vrillé le 26 décembre 1994.
L’assaut
Décembre 1994, Paris, France
Il était alors en vacances de Noël, une permission de quelques jours destinée à voir sa famille. Rentré depuis deux jours, il avait un peu de mal à communiquer chaleureusement avec sa femme qu’il voyait trop peu. Le contact se rompait trop souvent et, au fil des mois, il devenait de plus en plus difficile de le rétablir. Avec sa première épouse déjà, les rapports s’étaient dégradés dans le silence, dans l’absence. Au début, elles étaient assez flattées d’être mariées à des types virils, responsables, qui couraient des risques pour leur pays. Mais la réalité corrigeait le fantasme et ils devenaient ce qu’ils étaient : des maris fictifs.
Dès qu’il était arrivé, il lui avait fait l’amour mais avait bien senti que le cœur n’était pas là. Elle n’était pas là. Elle se vengeait de son absence en quittant son corps pendant leurs ébats. Le plaisir, elle le prenait sans âme, avec une froideur qu’il ne reconnaissait pas.
Et, depuis deux jours, elle ne disait rien, ne posait pas de questions, n’essayait pas de discuter avec lui. Elle ne racontait rien non plus. Seul leur fils parlait pour habiter ce silence.
Il était vingt heures, ils allaient dîner. Le père et le fils étaient à table, tandis que Stéphanie, la mère, s’affairait dans la cuisine. Le repas n’était pas prêt. Alors, Vincent s’est levé pour allumer la télé et voir les infos. Il a choisi une chaîne d’info en continu, LCI.
Immédiatement, des images ont sauté au visage de l’agent : le tarmac d’un aéroport, des mecs du GIGN qui montent, des tirs… La scène, ultrarapide, a cloué Vincent. Il a halluciné. Sa femme est arrivée, a posé un gratin de courgettes sur la table ainsi qu’un rôti et a proposé à ses hommes de se servir. Mais personne n’a bougé.
En vingt minutes, la situation s’est réglée avec l’assaut du GIGN. Mais trois passagers avaient déjà eu le temps de mourir. Vincent était choqué. Ce qu’il ne saisissait pas, c’est comment cette situation avait été possible. Comment des terroristes avaient-ils pu monter tranquillement dans un avion, en prendre le contrôle avec l’objectif d’aller s’écraser sur la tour Eiffel ? Pourquoi personne n’avait été informé ? À quoi servaient les services alors ? Insensé que personne n’ait réussi à parer l’action de ces islamistes suffisamment sûrs d’eux pour vouloir faire péter Paris !
Le vingt heures était passé à autre chose mais Vincent, lui, était resté anéanti, devant son assiette pleine et encore chaude. Stéphanie le regardait du coin de l’œil, en mangeant. Il était pâle et semblait très préoccupé. En fait, il réfléchissait déjà : comment empêcher que cela se reproduise ? Parce que la fois suivante, nul doute pour Vincent qu’ils atteindraient leur but, ils seraient mieux préparés, ils auraient tiré les leçons de leur échec à Marignane.
Et la solution a explosé dans sa tête. Il a imaginé un groupe de soldats superentraînés voué à identifier les terroristes partout dans le monde et à éradiquer ceux qui mûrissent des plans d’attaque du territoire français.
Anticiper la menace et la dissiper, avec des balles. Mener une guerre souterraine, entre pros du sang, pour empêcher une guerre dehors, avec des civils.
Il était décidé, il se donnerait les moyens de rassembler une meute d’agents, une fratrie unie chargée d’assassiner les ennemis de la République.
Stéphanie a éteint la télé et débarrassé les plats et les assiettes. Devant Vincent, une tasse de café noir et du sucre. Leur garçon est parti dans sa chambre. Elle s’est assise en face de lui, a allumé une cigarette et d’une voix nonchalante et dégoûtée, elle lui a dit : « Je m’en vais, Vincent, je te quitte. Tu m’as trop niée, trop trompée, trop blessée. Tu n’as même pas remarqué que j’avais fait mes valises, j’ai attendu jusqu’à aujourd’hui pour voir. Mais rien à faire. »
Ce soir, au contraire, c’est sa fête. Vincent a accompli sa mission, dégommé à Beyrouth un des financiers d’AQMI, coupé un de ses robinets à pognon. Sans bavure, en douceur. Du beurre. Si toutes les opérations pouvaient se passer comme ça… Hichad a remporté sa partie de poker, il arbore un sourire éclatant, bien blanc dans son visage brun de Libanais, et pose son portable. Deux fois plus de motifs de s’éclater ce soir, c’est ce qu’il se dit quand Aymard se lève et interpelle Henry : « Alors l’œnologue, tu nous l’ouvres ta bouteille spéciale choisie avec science et amour ? » Les autres se marrent, sauf Vincent qui les rejoint au bar et défend son pote, le seul qui ait sa maturité : « Henry, lui, ça l’intéresse les révolutions arabes, et il a raison de s’y intéresser. »
Parce que, décidément, il ne tient pas à être sérieux, ou à moitié, Hichad taquine son boss : « Forcément, chef, tu vois l’émancipation des Arabes comme un problème, toi ? Le printemps arabe ou le bourgeonnement du terrorisme, c’est ça ? Ne me dis pas que pour toi tous les mecs qui se tournent vers La Mecque ont un fusil sous le tapis ? » Vincent ne répond pas, comme s’il consentait. Aymard, comme Hichad, trouve Vincent et Henry un peu grossiers dans leur appréciation de l’Islam.
Henry essaie de se justifier : « Je ne dis pas qu’ils ont tous des bombes, je dis que certains islamistes nourrissent une haine qui grandit toujours davantage. C’est bien que des enfoirés comme Kadhafi soient renversés mais il ne faudrait pas que d’autres prennent sa place et se retournent contre nous en plus de se retourner contre leur peuple. »
Le plus âgé des Delta n’est pas d’une nature particulièrement optimiste. Ce qui l’inquiète en l’occurrence, c’est de n’avoir pas vu venir ces bouleversements. Hichad, lui, boit du petit-lait, parce qu’il a été le seul à faire remonter des informations valables et justes sur ce qui est en train de se passer. En spécialiste de l’informatique, du Web, de la manipulation via les réseaux sociaux, il a collecté un bon paquet de signes venant d’Égypte, de Tunisie, de Libye…
Dans la salle, ils lèvent leur verre à l’issue de Beyrouth, à leur santé, à leur groupe et aux révolutions arabes. En trinquant avec ses quatre Delta, Vincent prend conscience qu’ils sont devenus une bande.
Vincent revoit ses Delta, seize ans plus tôt, sur le tarmac de Cercottes, un mois après leur recrutement.
Le Passage
Septembre 1995, Base de Cercottes, France
Dans son anorak épais kaki, Annie disparaît complètement. Les yeux encore collés par l’heure très matinale, la mèche en bataille dans le vent. Le mois de septembre est frais cette année. Et l’atmosphère dans l’équipe, pour l’instant, n’est pas très joviale. Comme une impression de compétition… Les hommes sont ainsi… Elle, grâce à son père, se met plutôt en concurrence avec elle-même, elle cherche à se dépasser. Être meilleure, fixer une ligne d’excellence.