La nuit, ils n’utilisaient pas de lampes, si ce n’est une loupiote rouge pour éclairer la carte. Or, les gorges de l’Ardèche peuvent s’avérer dangereuses. L’accident se tapit sous chaque foulée. Et il ne manqua pas de se produire. Alors qu’ils marchaient en file indienne, lentement, vers quatre heures trente du matin sur un chemin raide et rocheux, un cri les fait sursauter, suivi d’un bruit sec. Une boule se forme dans les gorges, une bouffée de chaleur, une fixation de la pupille. Vincent décroche sa lampe et se précipite vers le bord de la falaise, en balayant le ravin sept mètres plus bas, il éclaire la tête d’Hichad, allongé sur le dos. Il n’est pas blessé. Son sac de trente kilos vient d’amortir sa chute et de lui sauver la vie. Il explose de rire et ses compagnons de calvaire le suivent. Un rire collectif éclate et se propage dans la vallée. C’est Vincent qui descend en rappel pour faire remonter l’accidenté.
Le vol d’Hichad et son atterrissage sur le dos resteront gravés dans les annales de la Cellule. Après une semaine longue comme une éternité gelée, les cinq soldats de l’extrême atteignent le plateau de leur ferme. Avec une joie silencieuse d’hommes à moitié morts. Ils sont maigres et creusés, burinés par la vie au grand air, affamés et sales. Vincent se fout d’Henry, le traite de putois, et Aymard enchaîne sur l’odeur de pieds d’Annie qui va bientôt les tuer après avoir fait tomber les poils de leur nez. Les blagues fusent et ne volent pas haut finalement, au niveau de l’animalité à laquelle ils sont revenus ensemble pendant cette épreuve prolongée. C’est cette promiscuité psychologique dans laquelle Vincent les a entraînés qui fonde leur identité de Delta.
L’autre moyen trouvé par Vincent pour consolider les liens dans son groupe était « les tirs de confiance », une technique inspirée du GIGN. Derrière les contreplaqués du hangar se cachait la reconstitution d’un appartement. Une porte donnant sur un salon avec un canapé Chesterfield contre le mur en face, un fauteuil sur la droite, une table basse, des lampes, une cuisine avec un bar en entrant. Dans ce faux logis, Vincent leur a expliqué comment procéder.
Chacun son tour, un des Delta prend place dans l’appartement, à un endroit, sur le canapé par exemple. À côté de lui et sur le fauteuil, il installe des cibles, en l’occurrence des contreplaqués sur lesquels ils ont dessiné la tête du terroriste Carlos. Puis, il en pose d’autres un peu partout dans la pièce.
Les autres Delta vont entrer par deux après avoir fait sauter la porte avec un bélier. L’un des deux s’engouffre le premier, s’approche au plus près des cibles et les traite au glock 17, le meilleur complice des Delta. Il doit faire vite, en abattre le plus possible, sans balle inutile, et s’écarter afin de laisser rentrer le reste de la troupe, en l’occurrence un seul agent qui finalise le boulot de plus loin. L’exercice se révèle difficile car celui qui se mélange aux cibles, qui fait l’otage en somme, modifie tout le temps son emplacement et doit accorder une confiance immense à son collègue qui, dans la hâte et la confusion des changements systématiques, pourrait lui tirer dessus au milieu des Carlos. Un gilet pare-balles ne met pas à l’abri d’un tir dans la tête.
Vincent participe aux exercices. S’il est le chef de la Cellule, il en est avant tout un élément. À lui de gérer l’alliance de l’étroite proximité avec l’autorité nécessaire, cette cohabitation délicate, l’apanage des officiers. Il est le meilleur dans l’exercice de confiance car il a personnellement recruté chacun des agents. D’eux, il sait tout, y compris ce qu’ils ne savent pas eux-mêmes. Sûr de son recrutement, il n’éprouve aucune peur quand, assis sur un vieux canapé, il attend que ses gars entrent en tirant.
À part l’angoisse, la fatigue, et la responsabilité pour les autres, les Delta partagent des moments de convivialité à la ferme. Ils font la cuisine et dévorent des assiettes énormes de pâtes et de charcuterie. Taiseux, Vincent les observe se marrer, échanger. Il regarde de près les liens de bienveillance mutuelle qui se tissent entre Aymard et Annie, et la tendresse qu’Henry porte à Hichad, son cadet. Les rôles se sont vite distribués, le Libanais inventif et explosif, Henry solide et carré, Aymard discret et réactif, Annie chaleureuse et précise. Sa famille d’agents s’était composée et elle lui procurait une satisfaction qu’il avait rarement ressentie.
Les journées sont denses. Le réveil à cinq heures trente, les quinze kilomètres de footing et l’heure de muscu, auxquels s’ajoutent d’interminables séances de tir. En effet, Vincent leur fait réviser quelques fondamentaux. Alors, ils bouffent de la cible du matin au soir.
Tous les genres de tirs y passent : ils font du tir posé mais aussi du tir pratique. Ils doivent réapprendre à dégainer vite face à un ennemi. C’est un coup de sifflet qui donne le signal. Il faut avoir le geste souple et fulgurant. Plusieurs positions sont travaillées : de face, de profil et de dos. Pivoter le plus vite possible et faire feu. Diverses armes sont employées pour s’habituer à toutes. Vincent, lui, se régale du tir à l’épaule avec des fusils tels que le M 16 américain ou un AK 47 avec une crosse en bois. Et puis avec des pistolets aussi : un glock 17, le semi-automatique 9 mm le plus adapté pour des Delta. Petit, léger en raison de son corps en plastique, inoxydable, et incroyablement contenant et sûr. L’arme est fiable et précise. Si une erreur de tir se produit, elle ne peut que provenir de son utilisateur. Après le pistolet, il leur distribue des pistolets-mitrailleurs automatiques à trois coups, les célèbres Allemands, HK MP 5. La machine pistol 5 est l’arme préférée des groupes d’intervention, du GIGN au SWAT en passant par le SAS. Parfaite pour opérer dans des espaces confinés, appartement ou avion.
Sur une crosse fixe viennent s’agripper des poignées et un sélecteur qui permet de choisir les positions « rafale libre », « coup par coup » ou « sécurité ». La flexibilité de la MP la rend ergonomique et lui a valu un immense succès dès l’après-guerre. Un temps délaissée au profit du fusil d’assaut, la MP 5 a fait un retour fulgurant appelé par les nouveaux modes de terrorisme pratiqués dans les années soixante-dix. La firme allemande Heckler und Koch, qui l’avait inventée, l’a perfectionnée et l’a vendue comme des petits pains, prospérant ainsi jusqu’à maintenant.
Les techniques de combat sont également revues et corrigées. La boxe, le karaté, le combat pied-poing ou à l’arme blanche. Ils goûtent à toutes les situations stressantes possibles pour être capables de les affronter. Comment désarmer un individu qui vous braque avec un flingue, comment libérer un otage, comment résister à un interrogatoire, comment changer rapidement d’apparence, comment faire exploser un bâtiment, une voiture, un terroriste. Tout est étudié dans le détail. Annie s’éclate avec le C 4. Hichad, lui, joue à faire sauter les téléphones portables en les piégeant avec leur message rigolo de bombe qui se marre avant d’éclater, façon Mossad. La boxe est le royaume d’Aymard qui met n’importe quel bonhomme au tapis en moins de cinq minutes. Henry, lui, apprécie spécialement le corps à corps et les mille et une façons de tuer un ennemi sans armes, avec ce que l’on trouve, un fil de fer, une ceinture… ou avec sa main. Il exulte de se savoir investi d’un pouvoir de mort avec sa seule main, de connaître les points mortels du corps humain, la trachée, le rocher…