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Les Delta ont récapitulé toutes les techniques apprises au Service Action et surtout ont enduré ensemble pendant deux mois la fatigue, la peur, les responsabilités… Ils se sont soudés, comme Vincent l’attendait. Leurs personnalités se sont adaptées les unes aux autres.

Avec Vincent, Hichad par exemple a accepté de se soumettre, d’écouter avant d’agir. Le Libanais avait ce défaut de croire qu’il avait tout compris et de se lancer trop vite et mal. Ils s’étaient vus minables, exténués, affamés, grelottant dans leur pull sans tente la nuit ou dans leurs vêtements trempés par un déluge de trois jours. Leur ego s’était dissipé et ils s’étaient montrés nus aux yeux des autres, vulnérables mais forts. Ils avaient appris à s’aimer pour mieux partager le peu de ressources qu’ils avaient emportées pour la marche de la mort.

Après deux mois à vivre côte à côte, dans un rythme commun, effréné et déstabilisant, ils avaient développé des liens fraternels, forts. Ils avaient utilisé les veillées, vite écourtées, pour se confier les uns aux autres. Henry avait dit à Annie son hypersensibilité et les raisons de son entrée dans l’armée : retrouver une famille digne de ce nom, un père autoritaire mais juste, et l’occasion de sauver les autres. Il avait été le fils aîné, impuissant à protéger ses deux petites sœurs et sa mère contre les coups du père.

Hichad, lui, avait confié à Aymard son enfance beyrouthine et Vincent n’avait pas caché ses deux mariages ratés ni l’importance de son père dans son parcours de capitaine.

Ils avaient noué les liens nécessaires pour donner à la Cellule sa dynamique, son efficacité et sa longévité…

*

Aujourd’hui, ils sont encore plus soudés qu’à l’époque. Ils ont l’expérience en plus qui leur a donné les souvenirs collectifs, ce qui fonde une culture, un état d’esprit. Ils se connaissent par cœur, sont une famille qui se taquine, s’engueule, s’amuse, se sépare et se retrouve. En tout cas, dans la fratrie, ils sont tous aussi doués pour l’excès : Hichad et Annie ont déjà siphonné trois verres d’un romanée-conti sélectionné par Henry, dont c’est le métier, dehors.

Là, ils sont dedans, alors ils peuvent faire n’importe quoi, c’est sans conséquences. Et ils font n’importe quoi : deux heures plus tard, ils sont sévèrement bourrés, et trois d’entre eux dans l’incapacité de rentrer se coucher dans le lit de leur légende. Ils dormiront tous là. Sauf Vincent qui doit, lui, en tant que boss, garder le contrôle et quelques neurones pour son rendez-vous hebdomadaire avec Cyprien, fixé à cinq heures du matin. Ils doivent échanger sur l’opération.

Vincent s’interroge. Peut-être ses hommes ont-ils maintenant trop de métier ? Ils sont meilleurs mais plus sûrs d’eux aussi. S’ils respectent toujours les protocoles, ils prennent des initiatives aux conséquences incertaines. Les premiers temps, il se souvient qu’ils étaient plus réservés dans leur attitude et leurs décisions. Ils étaient plus gauches.

En intégrant la Cellule Delta, ils avaient dû trouver un autre rythme, une façon de fonctionner. Au Service Action, ils avaient appris la performance solo, l’isolement des missions, la survie individuelle pour la réussite collective. On leur avait enseigné toutes les techniques pour être des agents : le maniement des armes, les mille et une façons de blesser, de tuer. Mais tout ça était pour de faux. Ils accomplissaient des pré-opérations, des reconnaissances, renseignaient des dossiers, et passaient à autre chose. Ils n’allaient pas jusqu’au bout, jusqu’au contact avec leurs cibles, à leur élimination.

Ils avaient dû apprendre à penser autrement, avec toutes les perspectives en même temps, et apprendre à ne plus agir individuellement mais en chœur avec quatre autres agents et contre des ennemis qui étaient palpables, vivants, mouvants. À abattre. À l’époque de la ferme en Ardèche et de leur stage d’initiation, les têtes des terroristes étaient factices. Dessinées sur des cartons ou nommées sur des pastèques et des melons. Et quand les crânes-fruits explosaient, ce n’est pas du sang qui coulait, mais de la pulpe. Ça les faisait bien marrer le coup des compotes minute à la MP 5. Mais maintenant, c’était sérieux. Les terros étaient bien réels et, contrairement aux fruits, ils bougeaient, réfléchissaient et menaçaient la sécurité du pays.

*

Ils n’étaient pas les seuls à représenter un danger.

Le seul agent qui avait échoué au test de recrutement des Delta, Nicolas, avait d’abord été plongé dans l’incompréhension et la peur : il avait été kidnappé et torturé. Et il avait parlé. Ce qu’il avait avoué serait nécessairement utilisé par les ennemis. Mais s’il confiait au Service Action ce qui s’était passé, il serait viré sur le champ…

Le lendemain, il s’était rendu à Cercottes, les tripes en désordre, la conscience rongée, et avait rasé les murs avec sa gueule explosée par les mauvais traitements infligés, sans qu’il le sache, par les siens.

En panique, il avait prêté une attention particulière à tous ceux qu’il croisait et n’avait remarqué aucun regard étonné, méfiant ou réprobateur. Tout semblait normal. Il ne s’était rien passé, pas d’alerte au traître en tout cas. Et personne n’avait l’air de trouver sa tête suspecte avec ses deux yeux injectés de sang, ses contusions multiples, sa peau verte… Les corps d’agent ont la vie dure alors personne ne s’était étonné de la tête de Nicolas.

Surtout qu’il n’était pas le seul. À la cafèt’, il avait vu, assise à une table, Annie qui montrait les mêmes signes extérieurs de douleur que les siens. Au bar, un peu plus loin, en train de boire un café, son pote Hichad qui, lui aussi, paraissait mal en point, fourbu et abîmé. Ils s’étaient salués et s’étaient regardés ensuite sans parler pendant quelques secondes. Nicolas avait compris quand Hichad n’avait pas répondu à son sourire. Ils avaient les mêmes blessures, ils auraient dû être complices puisqu’ils étaient déjà amis…

*

Vincent et Cyprien se rencontrent au restaurant self-service de Cercottes, désert compte tenu de l’horaire, dans la lumière faiblarde et orangée de quelques néons. L’entretien est bref. Vincent briefe l’homme à la cravate verte sur ce qui a été programmé dans cinq semaines pour Annie et Aymard, deux jours pour Hichad. Il ne lui a pas demandé son avis, il se contente de l’informer pour qu’il puisse jouer son rôle de courroie de transmission avec le président. Comme ça, si, par hasard, il se mettait à pleuvoir de la merde, ce dernier saurait d’où elle tombe. Cyprien fait ce qu’il faut, sobrement. Vincent lui est éternellement reconnaissant d’avoir œuvré pour l’existence de la Cellule et lui manifeste sa gratitude par une loyauté parfaite.

L’homme est rassurant, imperturbable. Il ressemble un peu à un bûcheron danois, blond, grand et posé. Il bluffe Vincent à chaque rencard par sa capacité à ne rien exprimer, à afficher un visage lisse qui ne laisse filtrer aucun sentiment. Sauf maintenant. Cyprien vient de froncer les sourcils, Vincent ne l’avait jamais vu faire avant.