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Nous nous avançons, gladiateurs entravés par l’émotion. On marche comme Péguy dans la cathédrale de Chartres, comme Christophe Colomb, à sa descente d’avion (il voyageait sur Caravelle), foulant pour la first fois le sol centraméricain. Nous avançons comme les premiers chrétiens dans l’enceinte du Colisée, comme les premiers crétins dans celle de l’École Primaire, si bellement laïque et obligatoire que les larmes m’en pleuvent, tiens, regarde ma cravate qui rétrécit ! Nous approchons d’elle en éprouvant l’intensité de sa chaleur, en enregistrant ses ondes de choc, en bombant le torse, la lance pointée comme les soldats de Darios Ier, glorieux promoteur de cet art achéménide, qui fut haché menu par Alexandre le Grand (tu vois comme je sais tout, malgré mes conneries ?)…

Oui, nous allons à elle, comme un sultan à la Mecque, comme un Mec insultant. On la gagne à pied, en regrettant que ça ne soit pas à la tombola.

Je bredouille, la voix en bave d’escargot traversant à plat ventre le Lac Salé.

— Madame Bordeaux, je suppose ?

Et le Christian de dire :

— Vous supposez mal, c’est une copine.

Une copine ! Ça ! Mais j’en ferais une reine, une impératrice, une épouse, même, à la rigueur. Copine, cette puissante émanation de l’espèce humaine ? Cet honneur vivant de la race ? Ce témoignage de l’évolution animale depuis l’infusoire ? Une copine, cette prouesse de la nature ? Ce perfectionnement extrême de l’élégance ? Une copine ? Tu charries, Mathieu ! Une copine, espèce de cancrelat abject. Tueur de mots ! Sublimicide ! Une copine, la joconde ? Une copine, la Baie des Anges ? Une copine, la Chartreuse de Parme ? Une copine, ma Zézette ? Ah, tu me tues, l’artiste ! Tu me funèbres l’enthousiasme. Tu m’éprouves complètement, des fondations aux combles.

Attends, Mec, je vais bientôt arrêter, je sais que t’aimes pas ça, les divagagances ; seulement, si je me finis pas, je vais faire des cartes de France entre mes pages. C’est pas bon genre.

Une copine !

Une copine, cette femme si noble, si gracieuse, si harmonieuse, si tellement beaucoup femme qu’en dehors d’elle je vais désormais avoir l’impression de copuler avec des vaches ?

Une copine !

Mais je vais te haïr, Comédien. Mufle de sous-sol. Vedette de banlieue triste qui sent la fumée de train et le gazomètre en débondade.

— Elle s’appelle Eléonore, ajoute-t-il.

Je m’incline.

Je voudrais être son Aquitaine.

* * *

Et tiens, à propos d’Aquitaine, faut te dire qu’elle a un bassin hypnotisant, Eléonore. Beau sous tous les rapports. Moulé dans une robe d’intérieur de soie saumon (fumé) avec des motifs grecs en bleu foncé.

Elle me présente sa main à baiser.

Toujours ça.

Je dépose mon moule à blasphèmes sur le dos de sa dextre et fais passer un maximum de « ce-que-t’es-belle-salope — ça-te-dirait-de-t’allonger-sur-le-même-matelas-que-moi ? »

Ô merveille : un léger frémissement de ses doigts sur ma paume m’informe que mon message est arrivé à bon port.

Bébert Patache me salue bas. Toute sa physionomie est une suppliance pour me demander de ne pas faire allusion à sa visite à l’Agence. Je le rassure d’un franc sourire. La pédale blonde est fringuée en matelote d’intérieur : futal à trapon (t’es obligé de baisser le pont-levis pour déballer coquette) et maillot blanc sur lequel y’a écrit « Mermoz ». Elle continue de garder ses distances, la folle guêpe, chose que je suis loin de déplorer.

Le stupéfiant, c’est que l’homme que nous venons protéger ne se met pas en frais. On ne peut pas savoir s’il est satisfait on non de notre présence, si elle le rassure ou l’ennuie. Christian Bordeaux se tire les cartes sur une table Louis XIII. Les noires dominent son jeu. Béru, qui s’y connaît en brémouzes, se penche sur le jeu.

— Pas de quoi se fout’ la queue en trompette, hé ? déclare le Mahousse. C’est pas fête au village dans votre déballage, m’sieur Bordeaux. Je vous vois en pistouille avec une rombière, tandis que deux vilains pas beaux cherchent à vous contrer salement.

L’autre lève un regard indécis sur mon éminent collaborateur et retient une grimace.

Disert, Bérurier reprend :

— Je vous ai vu, l’aut’ soir dans un film, à la téloche : « Le Vol de l’Oiseau Noir », là que vous jouez le rôle d’un officier du second étage, en pire[5]. Vous étiez formidable, tout, surtout la façon que vous clamcez, à la fin, en ramenant les plis du drapeau sur vous, comme un qui se torchonne pour la ronfle. Ma Berthe en chialait comme l’église de la Madeleine un jour d’enterrement.

Bordeaux soupire, pour nous signifier en quelle estime il nous tient :

— Bon, je vais aller me coucher.

— Déjà, Cricri ! exclame la pédale blonde.

Sa Majesté file une bourrade amicale au pédoque, lequel en choit de son fauteuil.

— S’il se pagne avec la demoiselle qu’est là, je comprends mal qu’il soye pas déjà au paddock, mon pote. Un zoizeau de c’te qualité, y’a de quoi en pas sortir de sa chambre pendant quinze ans, non ? Ou si c’est que t’as des mœurs espéciaux, gamin ?

Éléonore éclate de rire.

— Il est amusant, assure-t-elle, ce qui ne convainc personne.

Il y a comme une vague incohérence dans l’air. Une louche angoisse. Personne ne sait bien de quelle manière comporter. Chacun se sent en porte à faux par rapport à la situation. Ce type adulé, pelotonné dans son intérieur comme un gros chat de race dans sa corbeille enrubannée et qui prétend redouter sa mort pour le lendemain… Sa cour de branques minus… Sa superbe panthère… Nous, Bérurier et moi, engagés pour le protéger d’un rêve et qui ne savons trop quoi dire ni que faire…

— On vous servira à boire, déclare Bordeaux en brouillant ses cartes d’un mouvement nerveux.

Comme au facteur… « Allez donc à la cuisine vous faire servir un verre de rouge, mon brave… »

— Tu viens, ma gosse ?

Sa gosse se délove pour aller au love.

— Puis-je vous demander de visiter votre chambre, monsieur Bordeaux ?

— Quelle idée !

— Pendant les vingt-quatre heures qui vont suivre, je vous demande de ne pas commenter mes idées.

— Bon, venez…

Je suis le couple au premier étage. Il occupe la chambre du fond. Une sorte d’appartement privé : chambre avec une loggia bureau, un dressing, une immense salle de bains dans laquelle une famille de six personnes vivrait à l’aise et qu’on a voulu supramoderne. La baignoire ronde a un petit côté fin de partouze. Tu sais pas si c’est une grande baignoire ou une petite piscine. Les murs sont en émail ocre, avec des incrustations vertes que ça représente des ajoncs. Tout ça, quoi… L’appareillage semble doré à l’or fin, il y a des tableaux authentiques et de valeur sur les murs. Avec le prix d’une seule serviette de bain brodée, tu pourrais te payer un gueuleton chez Lasserre. C’est du genre inouï. Une salle de bains pareille, on la devine davantage conçue pour y recevoir la télévision que pour s’y ramoner l’oigne.

La chambre, chose curieuse, est beaucoup plus sobre. Un lit espago, à colonnettes… Des meubles Haute Époque. Les murs en crépi blanc, fruste, faussement monacal. Des statuettes gothiques ou romanes sur des consoles de pierre ornent les murs. Sublime collection. Deux fenêtres. Je vais m’assurer que les volets de fer sont hermétiquement clos, leurs crochets de sécurité mis. Au poil. Dans la salle de bains, y’a une fenêtre aussi, mais munie de barreaux ouvragés.

— Content ? me lâche Cricri d’une voix morne.

— Vous fermez la porte au verrou, n’est-ce pas ?

— Comme chaque nuit, j’ai un côté calfeutré.

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5

Tout, ou pour le moins beaucoup de choses, nous porte à croire que Béru veut parler de Second Empire. Note de la Blanchisseuse.