— Le téléphone ?
— Débranché dans ma chambre.
— Vous allez prendre un somnifère ?
— Double dose, puisque je me couche de bonne heure.
— Vos petits camarades dorment où ?
— Ludo a la chambre voisine. Bébert est à l’étage supérieur, avec le personnel.
— Qui occupe la chambre située en face de celle de… Ludo ?
— C’est celle de ma femme, mais elle n’est pas là en ce moment ; si vous la voulez, ne vous gênez pas.
— Merci ; pour ma part je dormirai dans le couloir, devant votre porte.
— Comme un chien ? ironise l’acteur.
— Exactement, réponds-je sans sourciller.
Il opine.
— Bon, je serai donc bien gardé cette nuit, allez, salut !
Et il me file pratiquement hors de la pièce en rabattant la porte d’un coup de coude.
Je tire un petit rouleau de scotch de ma vague, en déchire une languette de quatre centimètres que je fixe au sommet de la lourde, moitié sur le vantail, moitié sur le chambranle. Après quoi, je redescends.
En bas, la fête s’organise. Bébert joue les amphitryons. Il est allé chercher deux quilles de rôteux au frigo. Ces demoiselles font trempette dans un seau à champagne biplace. Pendant qu’elles se gèlent les miches, Patache glace les godets d’un geste souple de jongleur chinois qui fait tourner des assiettes au bout de ses badines.
Ludo a entrepris de montrer une patience à Bérurier, lequel est d’une humeur radieuse.
— Dites, les gars, j’attaque, elle est où, la vraie Mme Bordeaux, sans indiscrétion ?
Ma question paraît les prendre au dépourvu. Ils se regardent. S’invitant mutuellement à me répondre, ne se décidant point.
Je fais face à Patache :
— Tu disais, Bébert ?
Il grommelle :
— Elle est à son clube.
— C’est quoi, son club ?
— Un machin de femmes.
— Précise…
— Une association, quoi. Vous avez peut-être lu ça dans les journaux ? Des gonzesses se réunissent toutes seules sur une île dans le Pacifique, je crois. Elles sont une douzaine, sans mecs, rien, à faire les Robinsonnes. Elles sont des conserves, des tentes… Elles pêchent, elles vivent juste entre elles.
— Gigot à l’ail ?
— J’ peux pas vous dire. C’est pourtant pas le genre de Valérie…
— Elles séjournent longtemps sur leur île, tes amazones ?
— Un ou deux mois. Et puis elles reviennent… Pendant ce temps, elles sont coupées du monde : pas de radio, pas de courrier. Simplement des fusées rouges pour en cas qu’en ait une de malade, afin d’alerter les îles voisines.
— Elle est partie quand ?
— La semaine passée.
— Et la belle Eléonore est venue assurer l’intérim ?
Il cille, hoche sa tête de grand nain et fait :
— Bvofff…
— Bvoffff, quoi, Bébert ?
— Que Valérie soye là ou pas, ça change rien au problème.
— Tu veux dire qu’Éléonore, de toute manière, partage la couche du maître ?
— Ben oui, quoi.
— Elle a les idées larges, Mme Christian Bordeaux, dis donc ?
— Faut bien.
— Car c’est ça ou la porte ?
Cette fois, il commence à s’inquiéter pour sa situation, le « secrétaire ».
— Vous êtes marrant, moi j’ peux pas vous raconter sa vie, à Cricri. Demandez-lui. Et puis, en quoi ça a à voir avec la chose qui nous préoccupe ?
Minuit sonne à une vénérable horloge.
Douze coups bien timbrés, provocants.
On se regarde.
— Bon, ben v’là, on est le 2 juin, dit Béru.
IV
PASSIONNANTE HISTOIRE D’UN 2 JUIN
— Bon, allez, la marine, tu m’as suffisamment assez chauffé de flouze pour cette fois, grogne Bérurier à l’adresse de Ludo qui lui a ratissé une vingtaine de raides au pok, il est deux plombes, on va se vaguer.
On a décidé qu’il dormirait au salon, sur le grand canapé, mon Gravos. Les deux autres m’aident à coltiner un magnifique fauteuil à oreilles et crémaillère au premier étage. Bébert poursuit son ascension. Ludo me délivre, en port payé, une grande œillade incertaine avant de franchir le seuil de sa carrée.
— Vrai, vous allez dormir là ?
— Je n’ai pas toujours été aussi confortable.
Il a une courte hésitation, puis il me fait un gentil mouvement de menton et gagne son gîte.
Je file un coup de périscope au morceau de papier collant. Il n’a pas bougé. Lors, j’ôte mon futal et mon veston que je dépose le plus soigneusement possible sur le dossier du fauteuil, après avoir placé celui-ci en position inclinée, et je vais éteindre la lumière du couloir.
Je m’allonge, me drape dans une couvrante empruntée à la chambre vide de Mme Bordeaux.
Dormir…
Impossible. Je suis fasciné par le rais de lumière qui filtre sous les deux portes ; celle de Cricri et celle de Ludo. Je perçois de la musique, en provenance de chez le pédoque. Un machin sucré, très doux, qu’il fait jouer le plus bas possible.
L’idiotie de la situation m’apparaît fortement.
La hantise d’un comédien un peu névrosé sur les bords… L’inquiétude d’une compagnie d’assurances… Et moi qui veille sur un cauchemar. Pas croyable. Pourtant, il y a la mort d’Inès. Est-elle vraiment en relation avec cette affaire ? Quelqu’un a-t-il vraiment usé d’un moyen aussi terrifiant pour m’empêcher d’accomplir ma mission ?
Drôle de vie que celle de Christian Bordeaux. Sa carrière, les studios, les interviews, les cartes avec ses minables compagnons, de belles filles époustouflantes… Et aussi sa bonne femme partie aux cinq cents diables, en compagnie de follingues. Sa bonne femme qu’il méprise, qu’il ridiculise en amenant d’autres souris dans sa propre chambre, mais en faveur de laquelle, cependant, il contracte une assurance d’un milliard…
Tout ça est vraiment cinoqué. Monde fou fou fou…
La musique cesse dans la chambre du marin d’eau douce (voire sucrée).
Le rais de lumière cesse.
Du temps encore…
Le deuxième rais s’engloutit.
Je reste seul, dans le noir absolu, avec des odeurs. Celles qui flottent dans une maison inconnue te troublent, ne t’étant point familières. Odeurs de bois, de tapis, de gens plus ou moins parfumés et qui ont laissé un sillage…
Je finis par m’anéantir lentement, lentement, comme toute seule s’éteint une chandelle[6].
Un léger craquement.
Je rêve que je rêve que je rêve.
Et m’éveille, à force de gigogniter[7].
Le sentiment confus d’une présence. Holà, caisse à dire ? Pas de ça, Élysée ! Tant qu’y en a moi Sanatonio en travers de la porte, oncques ne la saurait franchir, morbleu (ou rouge si t’aimes pas le bleu). Je défendrai la vie précieuse de Christian Bordeaux au prix de la mienne s’il le faut. Et pardon, tu permets, pour moi, la mienne c’est quéque chose de considérable, non ? Moi vivant, on ne touchera pas à un écheveau de sa fête, pas à un cheveu de sa tête, pas à un neveu de sa bête, pas à un poil de son curriculum. Je suis, I am ! Et un peu là ! Fichtre Dieu, foutre femelle ! Qu’ils se pointent, les belliqueux à belle queue ; les nocifs, les pyramidaux du vice et du tournevis. Je les attends, l’œil clair dans les pénombres, le doigt sur la gâchette de mon Bougnazal thermo-glouton. Prêt. Un pour tous, tous pour un et dix pour cent, comme disait M. Starck. Ah, si tous les gars du monde pouvaient être moins nombreux ! renchérit Louis Scutenaire. Moi, je vais dire… Attends, c’est pas long, j’enchaîne tout de suite after sur l’action mémorable. À force, m’est apparu que mes seuls compatriotes, ce sont les gens qui pensent comme moi. Et je crains bien que nous formions une minuscule nation. Tu vois, je fus bref.
6
Depuis longtemps, nous pensions que San-Antonio était un grand écrivain. À la lecture d’une phrase pareille, nous n’en doutons plus.