Elle a un gentil regard, pas seulement fripon, mais vif et futé.
— C’est quoi, comme type ?
Elle hésite, réussit une très jolie petite moue de comédie, style « Au Théâtre ce Soir » et laisse tomber :
— Dans le fond… Un malheureux.
— En quoi est-il malheureux ?
— Il s’ennuie. Il n’aime personne. Et puis, j’ai entendu dire qu’il avait des… problèmes… heu… sur le plan… physique.
— Les trois connards qui vivent sous son toit lui sont d’un grand secours ?
— Ils lui tiennent lieu de famille.
— Mais encore ?
Elle rit :
— De famille tuyau de poèle, pour être franche.
— Y’a orgie à la baraque ?
— Presque tous les soirs.
— Qui avec qui ?
— Patache est un phénomène.
— Du genre ?
— Du genre infatigable et pas compliqué. Il fait tout ce qu’on lui demande, avec qui on lui demande.
— Vous participez ?
— Quelquefois on me demande de regarder.
— C’est tout ?
— Oui.
Je n’insiste pas. À quoi bon humilier ses semblables quand il n’est point nécessaire de le faire ? Qu’elle soit active ou non, la soubrette paraît assez désabusée. L’érosion du dégoût a entamé son moral, au fil des ans.
— J’ai ouï-dire que Christian Bordeaux avait des ennemis. Des gens qui le tourmentaient au téléphone, par exemple ?
— C’est exact.
— Il n’a jamais cherché à réagir ?
— Non.
— Pourquoi, selon vous ?
— On dirait qu’il est fasciné. Ou envoûté. Ou bien… qu’il a peur.
— Vous y croyez à son histoire de rêve, vous ?
— Oui. C’est tout à fait dans ses manières. Il est obnubilé par des choses, souvent. Il se braque dessus. Il ne parle plus que de ça.
— La bombe… Vous pensez qu’un des trois gredins aurait pu la poser ?
— Quelle idée ! La mort de Cricri, ce serait la fin de leur situation, car Madame les a en horreur.
— Justement, j’ai envie que vous me parliez de « Madame ».
— Oh, elle…
— Quoi ?
— C’est quelqu’un de tout à fait à part. D’ailleurs je n’ai jamais compris qu’un couple s’obstine à vivre ensemble, n’ayant pas d’enfants, lorsqu’il est à ce point étranger l’un à l’autre. Ils ne se parlent pratiquement plus ; sauf lorsqu’ils reçoivent. Ils ont divorcé, il y a trois ans, puis se sont remariés l’année suivante… C’est assez dingue, non ? Et ils ne se parlaient pas davantage après leur remariage qu’avant leur divorce. Des phénomènes, je vous dis !
— Elle a des amants ?
— Je l’espère pour elle.
— Mais vous n’en n’êtes pas certaine ?
— Comment être certaine de ces choses-là, à moins de… d’assister !
Elle a un petit rire qu’elle voulait cynique et qui, en fait, exprime sa détresse. Cette fille vit dans un monde de névrosés. Comme elle en retire des avantages matériels qu’elle ne saurait trouver ailleurs, elle le subit le plus gaiement du monde, mais le cœur y est de moins en moins.
— Elle est partie avec son club, m’a-t-on dit ?
— Il paraît.
Quelque chose dans sa voix me fait tiquer. Un imperceptible vacillement.
— Vous n’en êtes pas certaine ?
Elle hausse les épaules.
— Vous pouvez tout me dire, vous savez, Louisette, je ne suis pas un faiseur d’embrouilles, au contraire ; y’a pas deux gonziers comme moi à Paris pour arranger les bidons, j’aurais dû me mettre rétameur.
— Eh bien… Hier, le livreur de l’épicerie m’a dit l’avoir aperçue dans un bal de quartier, avec un jeune type qui n’avait pas très bon genre. Mais il se peut qu’il se soit trompé, d’autant qu’il prétend que Madame était fringuée comme l’as de pique, ce qui n’est pas du tout dans ses habitudes.
— Quel bal ?
— J’ sais pas…
— Bon…
Un silence. Je gamberge. Et tout en m’abîmant dans des supputations infinies, ma main se met à caresser les jambes de Louisette. Je te donne ma parole que ma main agit sans ma permission. L’instinct de caresse. Tu me crois pas ? T’as une Bible que j’ t’y jure dessus ? Une bible protestante de préférence, vu que je suis catholique.
Louisette biche ma dextre aventureuse. Pas pour la refouler, mais pour la porter à ses lèvres. Elle me la baisotte doucement, minoument. Elle a besoin de tendresse, cette blondine. Le ringard à Patache, c’est pas l’éblouissement total, le superbe envapage. Lui faut autre chose de plus subtil pour s’embarquer dans la gondole du bien-être, Louisette.
— Vous, vous n’êtes pas pareil, murmure-t-elle.
Je ne lui demande pas à qui je ne suis pas pareil. Me penche en avant.
— T’es pas un homme au moins ? fais-je en la galochant.
Mais je cause par pure plaisanterie, ayant aperçu, tout à l’heure, dans le couloir, son petit jardin botanique à travers l’arachnée de sa limouillette.
Elle prend pourtant ma réflexion au pied de la lettre.
— Mais non, voyez.
Je vois.
Sa vraie blondeur brillante comme de l’or bien fourbi au soleil de l’été (poum, attrape ce lambeau de grande littérature). Je vois ses cuisses fermes d’ancillaire travailleuse. Je vois son désir qui s’accroît, fur et à mesure que le Santonio s’avance. Je vois tout, quoi.
C’est dès lors la toute belle enveloppade. Je la serre fortement contre moi, car c’est de rassurance qu’elle manque, la gentille. Les braques, les enfilades, les trente-six poses, ça lui sort par les falots. Ce qu’elle a de besoin, comme exprime Béru, c’est d’une tendresse forte et virile. Quand je rencontre une esseulée de l’âme, comme cette poupette, je me dis qu’au fond, faudrait avoir du temps à lui consacrer. Jouer les Pygmalion du bonheur. Y enseigner à ne plus redouter, à s’accepter… Et puis quoi, on nous talonne de toutes parts. On nous contraint à filer plus loin voir qui s’y trouve. On court le long de la voie ferrée sans parvenir jamais à sauter sur le marchepied du wagon dont on ne peut que tenir la barre un instant. Tant pis. Qu’est-ce que ça peut fiche, puisqu’on meurt, hein, l’artiste ?
Je ne me contente pas de lui bisouiller les cheveux fous sur la nuque, à Louisette. Fatal, on en arrive à la carambole. Exister, c’est pas seulement penser, c’est aussi conjuguer le verbe m’être (ou mettre).
Ensuite, tandis qu’elle se ratisse le Val Purgis, je reprends le cours impétueux de mes cogitations.
— Dis voir, Louisette…
— Oui, monsieur ?
Monsieur ! Illico « après ». Une fille de grande valeur. L’ancillaire qui ne t’appelle pas chéri, quand tu viens de lui télémaquer de sproun, est une perle de belle culture. Ça n’a pas de prix sur le marché des gens de maison.
— Cette bombe…
— Oui ?
— Qui donc a pu la placer, en dehors de toi ?
Elle croit à une accusation. Se dresse, la chagloche comme les baffies de César quand il mange sa soupe.
— Vous pensez sérieusement que je…
— Pas un instant. Et c’est parce que je sais que ce n’est pas toi que je te pose cette question. Puisque ce ne peut être quelqu’un de la maison, qui donc a pu venir installer cet engin de mort dans la propre chambre à coucher de Cricri ?
— Que voulez-vous que je vous dise ?
— À quelle heure as-tu fait le lit, hier ?
— Dans le milieu de l’après-midi, parce que Cricri ne tournait pas le matin et qu’il s’est levé à midi passé.
— À partir du moment où tu as eu fait sa chambre, qui est venu ici ? En dehors des familiers, s’entend ?
— Personne. Enfin, à part les gars du téléphone.