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— Qui sont ces gens ?

— Cricri fait installer un appareil chargé d’enregistrer les communications, comme ça, il n’aura pas à répondre. Il lui suffira, de temps à autre, dans la journée, de vérifier la liste des appels…

— Il y a longtemps que ces gens travaillent ici ?

— Ils sont venus avant-hier et hier. Et ils vont revenir aujourd’hui pour finir le travail.

— Eux mis à part… personne ?

— Le facteur des recommandés ; mais lui on le connaît bien et il n’est pas allé plus loin que l’office.

— Parfait, je te remercie.

Voyant que je me lève, elle se rembrunit. Sans doute espérait-elle que j’achèverais la nuit dans son plumard ?

— Où allez-vous ? elle questionne.

— Dans mon pantalon, ma petite fille, et ensuite, ailleurs.

— Vous pensez qu’on se reverra ?

Moi, si tu veux le fond de ma pensée, je ne crois pas. Seulement, il serait un peu butor de le lui dire carrément. Sans toutefois la berlurer, je peux trouver une formule évasive. Bien léchée, qui laisse l’espoir sans engager le bonhomme.

— Ce serait malheureux qu’on ne se revoie pas, Louisette.

Un bec.

Bonne fin de nuit…

L’appareil enregistrer est effectivement installé dans un caisson de métal, près du poste de l’office. Je lis la marque sur un écusson rouge et or, la note, ainsi que l’adresse, puis j’appelle l’Agence. Cette nuit, j’ai mobilisé une partie de mes troupes, pensant que j’aurais peut-être besoin de renfort, et Mathias couche au burlingue, dans notre piaule secrète[9]. Il répond à la sixième sonnerie, d’une voix qui ressemble à de la confiture trop cuite.

— T’es seul, Rouillé ? m’enquiers-je.

— Heu… oui.

— Seul, avec qui ?

— Claudette.

— Je croyais que tu avais plutôt un faible pour Maryse ?

— En effet, mais elle était inapte, ce soir ; c’est ça, la chiasse avec les souris : on ne peut jamais faire de projets. Besoin de moi, Patron ?

— La Société Résaudi, tu connais ?

— Le téléphone en conserve ?

— Oui.

— Elle est en train de procéder à une installation chez Christian Bordeaux, je veux tout savoir des ouvriers qui font le boulot.

— Je m’y collerai dès l’ouverture des bureaux.

— Tu ne m’as pas compris : j’ai besoin de ces renseignements tout de suite !

Un silence hébété, légèrement troublé par les ongles dubitatifs du rouquin en train de gratter son mal-rasage de la nuit.

— Mais, patron…

— Rappelle-moi dès que possible chez Bordeaux, je t’ai laissé le numéro.

— Mais, patron…

— Et surtout ne viens pas me dire qu’il est cinq heures dix, parce que ça, je le sais !

Cinq heures dix

Il y a de la lumière plein le premier étage.

C’est Cricri, insomniaque, malgré les cachets, sa blessure, la compagnie de Bérurier. Il est assis dans le couloir, le Gros debout devant lui, grattant ses fesses cascadeuses. Cricri arbore une mine effroyable sous son pansement. Il m’inspire une pitié débordante. Mister Gradube le sermonne paternellement :

— Écoutez, Vieux, si vous pioncerez pas de la noye, demain matin, v’s allez z’être à ramasser à la petite cuiller. On relâche du mental dans ces cas. À trop tirer sur ses nerfes, y finissent par claquer. Et alors ce sera l’asile psychologique dans toute sa splendeur : douches, piquouzes, camisole. D’autant que dans vot’ job on est dépravé jusqu’au trognon, mon petit gars. J’ai lu vot’ vie dans Ici Paris. Et j’ l’ai lue entre les lignes : la came, la pédale, l’orgie, la picole, les impôts, c’est nuisif à la santé. Allez, r’v’nez vous zoner, Cricri. Vous goberez une pilule de mieux et vous finirez par en écraser…

— Je ne veux pas dormir.

— Mais à cause ?

— J’ai peur. Je sens que je mourrai aujourd’hui.

Lors, Bérurier, qui tombe de sommeil, se fâche :

— Tu sens mal, Mec ! Merde, c’t’ une vraie loque, ce gugus, à chiasser de la sorte ! T’es issu consécutivement d’un navet et d’une patte-mouille, mon Pote ! T’as eu les roustons bouffés par des enzymes gloutons ou quoi, hé, l’aminche ?

L’acteur essuie les durs sarcasmes sans broncher.

— Je voudrais un revolver, déclare-t-il.

Popomme indigne :

— Non, mais écoutez-me-le ! Un revolver ! Et quoi z’encore ? Pour t’en filer un coup dans le bol à la moindre dépression ! Ou bien pour seringuer la bonniche quand c’est qu’elle t’apportera ton caoua ! Non, mais t’as le cervelet qui fait roue libre. Dis, Sana, tu l’entends, c’t’ épave ? Y veut un pétard !

Christian Bordeaux m’interpelle :

— Monsieur San-Antonio, je vous conjure de me donner mon revolver qui se trouve dans le tiroir de la table espagnole, dans ma chambre.

— Les armes à feu ne conviennent pas aux gens nerveux, en effet, monsieur Bordeaux.

— Vous ne comprenez pas qu’au contraire cela me calmerait ! Que redoutez-vous ? Que je me suicide ? Ai-je le comportement d’un garçon qui veut se donner la mort ? Aurais-je peur de mourir, si je voulais mourir ? Quant aux accidents, soyez tranquille, je ne ferais usage de cette arme que si j’étais menacé, je ne suis pas un assassin.

Je balance un moment.

— Va chercher le revolver de Christian, Gros, décidé-je.

L’Époumoné hausse les épaules, lâche un pet méprisant et gagne la chambre dévastée de notre hôte.

— Je ne veux pas que vous préveniez la police de ce qui s’est passé ici cette nuit, me dit le comédien.

« Du moins, pas avant demain. Quand nous serons le 3, tout ce que vous voudrez ; jusque-là… »

À tout te dire, Pernicieux, ça m’arrangerait plutôt. Les collègues matuches commenceraient par me trouver un peu turbulent, mézigue, avec ma belle Agency flambant neuve. Déjà que le coup d’Inès les a un peu beaucoup troublés à mon sujet…

Le dear Béru radine, reniflant sa maussaderie. Il examine un colt Cobra nickelé, au museau de dog et à crosse de bois clair.

— Bath outil, compliment, un cadeau de votre vieille maman, peut-être ? ironise Pépère.

Puis, ignorant la main impatiente de Bordeaux, il ouvre le revolver et examine son barillet.

— Mais dites, il est vide, y’a pas une seule praline dans son garde-manger !

— On m’aura volé les balles !

— Il était aux œufs, la dernière fois que vous l’avez vu ?

— Bien sûr ; mais il n’importe, donnez-le-moi !

Soulagé, le Gros lui présente le pétard.

— Tenez, Fiston, vous pourrez toujours vous en servir comme presse-papier.

Si nous avions su !

Mais n’anticipons pas, ce serait contraire à toutes les règles du roman policier.

T’imagines un auteur de mon chevronnage qui s’amuserait à dire au lecteur : « Avec ce revolver vide. Christian Bordeaux va tuer deux personnes dans les heures qui viennent. » Dis, le mauvais effet que ça produirait. Cette gueule, dans le public. Le côté : « Caisse y lui prend, au Santantonio ? Un homme de son métier, de sa classe, de son sens de la dramaturgie, se laisser aller pareillement ? Prévenir le lecteur de ce qui va se passer. Créer des effets à bon marché ! Il est devenu percuté du cigare ou quoi ? Ces dames lui ont trop étanché le bigorneau ? Il s’est trop laissé sucer, ce gentil esquimau !

Non, tu penses, je plaisante. Si Bordeaux devait dévitaliser deux gnards, j’irais pas t’annoncer la couleur aussi bêtement. Me casser la cabane inventive préalablement. Et alors, y’ m’ resterait quoi à placer en situation, le moment venu ? Deux cadavres, tu sais, c’est juste bon à faire de la figuration inintelligente.

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9

Cf. : Dis bonjour à la dame, que d’ailleurs tu n’aurais aucune excuse de ne pas avoir lu.