— Je suis Antinéa, nous dit-elle. C’est moi qui m’occupe de l’installation de nos chères sœurs… Vous avez vos bons de séjour ?
Je farfouille dans mon sac à main, avec une maladresse de sapeur-pompier qui chercherait à réparer sa montre au sommet d’un incendie de trente étages. L’emmaverdement, dans ces histoires de travesti, ce sont les détails. Au niveau du faux nichon, de la perruque, des pompes à talon, tu t’en sors. Mais va donc explorer ton réticule (il tue) ou manœuvrer ton poudrier quand t’es du style rugbyman.
— Voici les coupons, Aloha.
Elle remercie, feuillette la liasse multicolore (y’a des souches de différentes couleurs).
— Vous êtes Adeline ?
— Oui, ma poule, répond Bérurier.
— Et vous, Josefa ?
— Exact.
— Bon voyage ?
— Longuet.
— Vous allez pouvoir l’oublier ici. C’est un endroit enchanteur, plus rien n’existe…
— J’en suis convaincue, dis-je.
— Vous faites case commune ?
— De préférence.
— Alors je vais vous mettre avec Judith et Aglaé, car nos cases sont de quatre personnes…
Tout en devisant, nous nous enfonçons dans la cocoteraie. Une fraîcheur miraculeuse (t’aimes, miraculeuse ou si tu veux que je te trouve autre chose ? Ça va ? Bon. Te gène pas, surtout. Moi, les adjectifs et les adverbes, je les reprends au prix coûtant) baigne ces lieux enchanteurs (y’a également que tu peux intervertir à ta guise. Personne ne t’empêche de mettre fraîcheur enchanteresse et lieux miraculeux si tu préfères). Les palmiers et les cocotiers composent une sorte de couronne entourant un léger mamelon ayant la forme d’un sein de Diane. C’est le mamelon qui constitue le principal attrait de l’île. Laisse-moi pousser un cri d’admiration, avant de décrire, sinon je risque de m’étrangler la plume. Fabule, mec ! Je t’ai causé de paradis, t’t’ à l’heure ? Trop de précipitation, s’agissait seulement du purgatoire. Le paradis, le vrai, officiel, il est là. Figure-toi un jardin d’Éden garni de fleurs toutes plus nanères les unes que les autres. Des plantes échevelées. Des sources que je te déclare « murmurantes », paf, sans barguigner et si tu trouves trop mièvre, cours t’acheter l’annuaire des chemins de fer. Une espèce d’île dans l’île, tu piges ? Un territoire d’exception ; béni, ça n’en doute pas, ou alors faut aller faire ressemeler ta foi.
Dans ce vaste jardin naturel, cadeau du ciel, se dressent une demi-douzaine de cases légères, gracieuses, ombreuses, fleuries (qu’est-ce que je pourrais t’ajouter encore pour bien te parfaire la bonne impression ?) chouettes, quoi, merde ! Elles sont disposées en gradin. Devant chacune d’elle, magine-toi une sorte de patio, avec de l’eau courante, bordée de lotus. Des transats bleus ou orangés, et sur ces transats, des nières dont certaines absolument à poil. Y’en a qu’ont négligé les fauteuils de toile pour se vautrer à même le sol. Leurs têtes reposent sur les cuisses d’autres filles. La plupart sont jeunes et jolies. Joyeuses… Une musique suave flotte sur ce tableau enchanteur.
Le Gravos en est sidéré, d’un spectacle aussi extra.
— Dedieu de dedieu, soupire l’homme Béru : ce boxif ! Ce boxif ! Ah comme c’eusse têté dommage que nous ne connussions pas ça !
Et alors, il accomplit un geste, un geste en forme d’acte, que je l’ignorais capable : il se jette à genoux, les bras en croix, comme un qui vient d’être sauvé d’un grand péril.
Et il adresse une prière au Tout-Puissant.
— Mon Dieu, il déclame, à présent tu peux faire relâche. Une fois qu’ t’as créé un coinceteau pareil, t’as plus besoin d’exister !
Belle élévation d’âme, que je livre à ta méditation, si toutefois tu en as une !
III
NUIT SUR LE MONT CHAUVE DE VÉNUS
Mlle de Troufigne, toujours est-il qu’on ne peut pas prétendre qu’il lui manque une case.
Des cases comme voilà, merci bien, c’est pas le père Merlin et sa confiance personnalisée sur quatre-vingts ans de crédit, qui saurait t’en procurer de pareillement identiques, comme le pléonasmerait volontiers Béru. Car, chez cet être d’instinct et d’affirmation, le pléonasme constitue le bâton ferré de sa conversation. Il lui permet d’appuyer sa pensée, d’en conjurer la claudication.
Figure-toi donc, que ces ravissantes constructions de bambou, armature en fibre de verre, vue sur la mer, loggia, kitchenette équipée, réfrigérateur à mégochure ambiante bourré de champagne, sont meublées de quatre lits disposés en étoile, et de coffres de corsaires à tiroirs, garnis de toile de Jouy. Je te raconte, manière que tu saches bien à quel point c’est charmant, la qualité de la vie ici, tout quoi. Et ce qu’on bouffe, alors ! Des mets exotiques, mais préparés par une dame d’origine lyonnaise, qui tenait un « bouchon » près de l’Opéra de Lyon. Non, enfin, je te jure : un vrai rêve. Bon, et puis faut t’en venir à nos compagnes de chambrette. Judith et Aglaé. Seigneur, comment de telles merveilles peuvent-elles avoir l’envie de se retirer of the world ? Hein ? Deux nanoches d’une splendidité folle. Belles à ce qu’on trépigne, fasse pipi sous soi, se lacère la peau des précieuses réticules (puisqu’elles sont dans un sac !), hurle à la lune, comme le coyotte (ou la concoyotte), se tambourine sur la colonne, et toutes les autres délicatesses turpides qu’il te plaira d’ajouter puisque tu connais la manière dont je m’en tamponne de tout, et de ma prose avant le reste ; hein ?
Elles sont blondes pire que des Suédoises du Nord. Et pas blond-bidon, n’en crois rien. Comme elles se baladent à poil, y’a qu’à couler un zyeux sur leur emballage-cadeau pour s’assurer de la bonne foi de leur blondeur.
Ces ravissantes, dorées comme tu sais quoi ? Oui : des brugnons, bravo ! Nous accueillent avec une gentillesse extrême. Ne laissent pas voir de leur surprise en découvrant cette folle de Chaillot nouveau style qu’est la Bérurière. Aident à notre installation. Nous font les honneurs de la case : là que se trouve la salle de bains, les vouatères, la salle de massage, etc.
Elles nous racontent la féerie de la vie dans cette île de rêve. Le soleil, la mer, la pêche sous-marine, la drogue pour celles qui veulent, la minouche friande pour celles qui veulent pas ou qui veulent tout. Les siestes dans le ramage des oiseaux de paradis, les solos de yukulele exécutés par une jeune hawaiienne engagée par le Club. Les crépuscules indigo, capiteux, poivrés qui portent au sens, te débrident les glandes, t’incitent aux folies du corps. Leur troisième stage ici, à nos gentilles potesses. Le plus affreux, c’est de repartir. Un jour elles resteront, c’est certain, pour mourir de plaisir. La civilisation ? Quelle horreur ! Forfaiture ! Déchéance ! Honte du genre humain décadé jusqu’à l’égout. Elles sont mariées, l’une et l’autre. La première à un Suisse qui fait dans la banque, puisqu’il est suisse ; l’autre à un Danois qui fait dans le cul puisqu’il est danois. Elles se sont rencontrées à Acapulco, une année. Se sont morfillé la bagoulette, en camarades. Ont trouvé ça bon. Ont recommencé en Europe. Ont connu l’existence de l’Eva-Club. S’y sont inscrites. Et voilà, bravo, bien résumé. Ah ! si tous les gars du monde pouvaient fermer leur gueule !
Une fois qu’on se retrouve en tête à tête, la Bérurière et moi, cette dernière me dit :
— Ça va être coton de rester femme dans c’t’ ambiance, tu crois pas, Josefa ?
Car on s’appelle par nos prénoms féminins pour éviter les bévues fatales.
— À qui le prédis-tu ! soupiré-je.
— Tu pourras rester de marbre, tézigue, quand ces deux friponnes se joueront de l’harmonica à moustache ?